Ce fut un beau moment d’assister à la première vraie rencontre entre Martha Wainwright et Fanny Britt. La première vient de sortir son autobiographie, Stories I Might Regret Telling You, et la deuxième en a assuré la traduction en français (Rien de grave n’est encore arrivé, qui sort ce mardi). Entrevue sur la conciliation femme-travail-famille.

Quand Martha Wainwright se fait dire qu’elle dévoile peut-être trop de détails intimes dans son autobiographie, elle répond : « Je parle de ce que vivent beaucoup de femmes. »

Après avoir été décrite comme « la sœur de » et « la fille de », Martha Wainwright est devenue une « artiste mère ». Et elle rappelle qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire pour changer certaines mentalités. Pendant son divorce, un juge lui a déjà reproché de monter sur scène tard le soir. « Il m’a dit : “Tu travailles la nuit. Est-ce bon pour des enfants ?” C’était tellement choquant pour moi. »

Le rock rime souvent avec excès et célébrité. Dans son livre, Martha Wainwright raconte ses virées à New York avec des fils de stars de la musique, dont Sean Lennon, Chris Stills et Harper Simon, et elle relate même avoir trouvé la facture de sa future bague de mariage par mégarde dans son appartement en cherchant la réserve de substances illicites de son ex.

S’il y a une bonne dose de sexe, drogue et rock’n’roll dans Stories I Might Regret Telling You, c’est avant tout un poignant témoignage sur la conciliation femme-travail-famille.

Quand on fait partie de la dynastie McGarrigle-Wainwright, disons que l’on fait référence à la famille au sens large, avec tout l’amour, les conflits, les deuils et la pression que cela implique.

La ramener toujours à sa famille ? « J’ai contribué au mythe », confesse en entrevue Martha Wainwright avec la même qualité que l’on retrouve dans son livre, soit celle d’exposer ses contradictions avec authenticité.

Au-delà de toutes les anecdotes et expériences fascinantes vécues par Martha Wainwright, la force de son autobiographie réside dans sa plume à la fois insoumise et fragile. Que ce soit quand elle décrit un épisode violent avec sa mère ou quand elle confie d’emblée à la première page du livre que son père voulait que Kate se fasse avorter quand elle était enceinte d’elle.

Martha Wainwright souligne qu’elle a amorcé l’écriture de ses mémoires avec un mari (et leurs deux garçons), mais que les choses se sont gâtées par la suite. Cela a marqué l’écriture du livre — il est beaucoup question de son divorce houleux avec Brad Albetta — et cela explique la deuxième partie, plus émotive.

Le grand défi pour moi était de raconter plein d’histoires en une seule. Quand j’ai commencé, j’avais plusieurs voix en moi : the funny weirdo, la voix sérieuse… Je devais trouver la voix de l’autrice. Je l’ai trouvée en réécrivant et réécrivant.

Martha Wainwright

Était-elle préoccupée par les répercussions que pourrait avoir son livre ? « Je ne pense jamais aux réactions des gens », dit-elle.

À la fin, elle a lancé à son éditeur : « Just do it, I don’t care. I’m done. » « Il faut assumer les choses et regarder vers l’avenir. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Anna McGarrigle, Martha et Rufus Wainwright, en 2017

Écriture vive

« Connard », écrit Martha Wainwright au sujet du critique qui a écrit en 2010 qu’elle n’aura peut-être jamais la plume de son père ou de son frère. Nous sommes alors à la quelque 200e page du livre, à la suite d’un spectacle que Martha Wainwright a donné au Jazz Cafe, à Londres, alors qu’elle vit quelque chose d’incommensurable : elle a accouché d’un fils prématuré en Angleterre, tandis que sa mère, souffrant d’un cancer, est en fin de vie à Montréal. Les médecins ne permettent toujours pas au bébé de prendre l’avion.

Elle devra alors faire le deuil de ce qu’elle aura vécu au moins une fois avant que Kate McGarrigle décède à l’âge de 63 ans. « Ma joie d’être mère en compagnie de ma mère », écrit-elle.

Martha Wainwright a toujours voulu des enfants. Dans son livre, elle insiste sur le fait qu’il y a peu de mères modèles en musique. « Pour moi, c’était ma mère et ma tante, mais Kate et Anna ont dû travailler moins pour s’occuper de leurs enfants. »

Au fil de notre lecture, on apprend que Martha Wainwright a refusé d’être la choriste de Leonard Cohen. Si on s’attend à croiser des noms comme Mark Ronson, Emmylou Harris, Linda Ronstadt ou feu Hal Willner, on s’attend moins à ceux de Robert Plant et de Jimmy Fallon, qui a séjourné au Motel des Pentes, à Saint-Sauveur, lors du mariage de Martha Wainwright.

Il y a beaucoup d’humour dans le « name-dropping » de cette dernière. Nous avons ressenti la même envie qu’à la lecture de Just Kids de Patti Smith. Une envie se résumant à : « J’aurais voulu être là. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Martha Wainwright

Tournée vers l’avant

À un moment du livre, Martha confie s’être sentie souvent « moyenne dans tout ». Se sent-elle encore ainsi après la sortie de son livre, dont les critiques sont élogieuses ?

Je me sens bien juste d’avoir fini le livre après sept ans. Je parle de choses assez difficiles, donc c’était toujours dans mon esprit. Cela remet un peu tout ce que je raconte dans le passé : être dans l’ombre de ma famille ou, du moins, le penser, la mort de ma mère, la relation avec mon père…

Martha Wainwright

« I had to get rid of the story and make room for my new family, dit-elle en anglais. Mes enfants, mon compagnon, ici… »

Ici, c’est l’Ursa, la salle de spectacle (mais aussi le café et centre communautaire) qu’elle a ouverte sur l’avenue du Parc, dans le Mile End, où nous l’avons rencontrée par un matin enneigé d’avril (deux jours après voir vu des photos d’elle et de son frère Rufus à Montauk pour Pâques).

Si Martha Wainwright cite les noms de Lou Reed et de Pete Townshend dans son livre, elle énumère aussi ceux de Patrick Watson, d’Elisapie, d’Ariane Moffatt et celui de sa grande amie Ariel Engle (La Force). Et en entrevue, elle vante le talent d’artistes qui se sont produits chez Ursa, dont Anaïs Constantin, ainsi que les groupes Night Lunch, Bon Enfant et Choses sauvages.

On a alors l’impression d’assister à la rencontre de deux univers. Martha Wainwright fait un pont incroyable entre le monde et la scène québécoise. À l’été, elle se produira un peu partout au Québec, dont au Festif ! de Baie-Saint-Paul et au Festival de la chanson de Tadoussac.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Martha Wainwright en compagnie de l’écrivaine et dramaturge Fanny Britt, qui a traduit son autobiographie.

Qui de mieux que Fanny Britt pour la traduction ?

« C’est un vrai cadeau du ciel », lance-t-elle.

Fanny Britt a souvent parlé de Martha Wainwright à la radio. Elle a même déjà dit qu’elle rêvait de traduire ses mots. Quand Québec Amérique lui a demandé — pas plus tard que l’automne dernier — d’assurer la traduction en français de Stories I Might Regret Telling You, elle a remercié le ciel malgré le très court délai.

Fanny Britt a été élevée avec la musique des sœurs McGarrigle. « C’est une grande part de ma mémoire affective. »

Plus tard, elle a été séduite par le mélange « de férocité et de fragilité » de Martha Wainwright en solo.

Fanny Britt avait 27 ans quand elle s’est séparée du père de son premier enfant. Elle se trouvait trop jeune pour vivre une telle épreuve. « Les chansons de Martha libéraient et légitimaient ma colère. J’ai tellement écouté Ball & Chain. »

Après avoir interviewé Fanny Britt, et avant de rencontrer Martha Wainwright, nous avons assisté à la première rencontre entre les deux femmes. « En fait, je l’avais déjà rencontrée après un show, mais j’étais tellement starstruck que j’ai perdu tous mes moyens », a raconté Fanny Britt.

C’était beau de voir les deux femmes converser sur la signification de telle chanson ou encore sur la garde partagée. « La franchise par rapport à ton père et ta mère nous fait du bien. Cela nous réconcilie avec nos familles », lui a dit Fanny Britt.

Quand nous avons quitté l’Ursa, Martha Wainwright n’avait pas encore dit à Fanny Britt qu’elle avait beaucoup lu le livre Jane, the Fox and Me à ses enfants. Et que, souvent, elle n’avait pu s’empêcher de verser une larme.

Dans la version anglaise du livre de Fanny Britt Jane, le renard et moi, on parle de la musique de Kate et Anna McGarrigle.

Pas de doute : Fanny Britt était celle qui devait traduire Stories I Might Regret Telling You. Pour avoir lu le livre dans les deux langues, sa traduction… rock !

Rien de grave n’est encore arrivé

Rien de grave n’est encore arrivé

Québec Amérique

288 pages