S’il y a « des gens rares et des gens répandus », comme il l’écrit dans Chez les deux pieds sans plumes, Pierre Morency appartient assurément au premier groupe.

« Vous devez en avoir rencontré comme journaliste », lance le poète avec un sourire espiègle, au sujet de ces gens qui ne conçoivent aucune gêne à parler abondamment d’eux-mêmes et à faire l’étalage de leur petite personne – des gens répandus. Notre interlocuteur, que l’on joint virtuellement dans une pièce lumineuse de sa maison de l’île d’Orléans, est plutôt de ces gens rares qui dispensent leur savoir avec générosité, mais qui s’expriment toujours avec l’humilité de l’éternel élève. Générosité : à la fin de notre entretien, Pierre Morency part, dans son immense bibliothèque, à la recherche de son dictionnaire des prénoms, afin de lire à l’auteur de ces lignes l’entrée correspondant à celui de sa fille.

Figure majeure de la littérature québécoise, Pierre Morency en est aussi une figure discrète, qui construit patiemment depuis plus de 50 ans une œuvre en marge des modes, avec une attention presque pieuse pour les mouvements du dehors – les oiseaux ont été son grand sujet – ainsi que pour les mouvements de sa vie intérieure. « Dans les années 1960, comme je voyais que beaucoup de poètes s’occupaient de décrire notre réalité nationale, je me suis dit : “Tiens, je vais faire autre chose” », raconte l’écrivain de 79 ans, visiblement toujours très en forme. « Je me suis dit : “Tiens, je vais essayer de faire la révolution en moi, d’explorer mon domaine.” »

C’est à l’exploration de ce riche domaine que continue de se consacrer l’écrivain dans Chez les deux pieds sans plumes, petit livre sans pareil empruntant la forme d’une liste fascinée de tous les types de gens qui ont croisé sa route.

Quelque part entre la poésie, l’aphorisme, le mot d’esprit et la sociologie du dimanche, Pierre Morency recense, un fragment à la fois, « les gens qui se sentent riches de ce qu’ils ont donné », « les gens qui, au détour de l’âge, ont commencé à éprouver cette détresse devant la porte qui va se refermer », « les gens qui, très tôt, ont entrepris le formidable travail de voir clair » ou « les gens donnant l’impression qu’ils sont toujours en train de sonder la valeur de leurs bijoux de famille… »

PHOTO ERICK LABBÉ, LE SOLEIL

Pierre Morency

Bien qu’il soit parfois affligé par la difficulté qu’éprouvent certains de ses semblables à s’extraire de leur nombril, Pierre Morency se livre ici pour l’essentiel à un exercice d’admiration, élaboré à partir de toute une vie d’observation perspicace d’une race pourtant pas toujours admirable : la race humaine.

« Dans la convergence de notre mémoire se trouvent tous les êtres humains que l’on a rencontrés, dont on a entendu parler, qu’on a imaginés, qu’on a mal vus, mais dont on a essayé de deviner l’être. C’est une des réalités les plus magiques de notre existence que d’explorer cette convergence qui est en nous. Dans la convergence de ma mémoire, je vois passer la grande caravane humaine. »

Une sorte de lumière spéciale

Pierre Morency est cet homme capable de citer de grands écrivains sans jamais avoir l’air de plastronner, mais plutôt comme s’il offrait en partage des phrases que lui ont confiées des amis. « Dans toute œuvre d’art le chaos doit scintiller à travers le voile de l’ordre », écrivait Novalis, une formule qu’il fait sienne afin de décrire l’équilibre qu’il espérait atteindre entre des taches de soleil et ce fond d’ombre sur lequel se déploie malheureusement Chez les deux pieds sans plumes, parce que ce fond d’ombre est celui de notre époque.

« J’essaie cependant de ne pas éprouver de colère ou d’amertume envers notre monde », dit celui qui utilise dans son livre le joli néologisme « se désamertumer ». « Mais j’éprouve une certaine douleur en voyant les gens s’assommer avec autant de bruit. Je ressens douloureusement le vacarme ordinaire. » Le vacarme ordinaire ? Celui de la surconsommation, de la vitesse rythmant toutes nos actions, des ravages infligés à l’environnement.

Je ressens douloureusement certains comportements : des hommes envers les femmes, des adultes envers les enfants, de nous envers la nature.

Pierre Morency

Lucide, Pierre Morency reste néanmoins de ceux qui ont fait le choix de la lumière, un mot qu’il ne dédaigne pas de prononcer. « Et je pense soudain à ces gens capables de voir d’emblée le point brûlant du i au centre exact du mot lumière », écrit-il. Fait-il partie de ces gens ?

« Vous savez bien que je n’ai pas ce don-là, répond-il avec encore une fois l’humilité d’un moine. C’est une image plus ou moins poétique que j’emploie pour essayer de dire que les lumières que l’on peut trouver dans la vie sont rarement de grandes lumières extraordinaires. Il ne s’agit peut-être que du bruit du vent dans un arbre ou d’un point dans un mot qui nous fascine. La petite lumière qu’il faut faire entrer en soi, elle commence peut-être par ce point sur le i. »

« Et puis j’aime bien le mot lumière, poursuit-il. Je pense qu’il est beau et qu’il se dit bien. Malheureusement, il est galvaudé, usé. C’est pour cette raison qu’il faut aller chercher le petit point sur le i, pour essayer de trouver à nouveau dans ce mot quelque chose de porteur. »

Pierre Morency a déjà été de ces « gens qui tabarnaquent en masse parce qu’ils n’ont jamais pensé allumer la lumière ». C’était avant qu’il entreprenne ce vaste travail de « désenchevêtrement de son univers intérieur ». Après « une enfance un peu difficile », l’homme entre en relation avec la poésie de Lamartine, Musset, Baudelaire.

« J’ai entrevu une sorte de lumière nouvelle grâce à ma découverte de la poésie. J’ai entrevu à travers ces lectures la possibilité de sentir en moi une espèce d’éclairage. C’est cette langue spéciale qui m’a permis de changer ce grand désordre intérieur, qui m’a donné des étincelles, qui m’a procuré des chocs. » Son premier livre, publié en 1967, s’intitulait Poèmes de la froide merveille de vivre. Et l’émerveillement n’a jamais cessé depuis.

Chez les deux pieds sans plumes

Chez les deux pieds sans plumes

Boréal

104 pages