Avec Troll, l’Islandais Eiríkur Örn Norđdahl a créé un roman audacieux mettant en scène un antihéros hors du commun. Un individu provocateur qui possède sa propre identité de genre et dont l’existence est conditionnée par le nombre de réactions qu’il suscite sur les réseaux sociaux. Nous avons voulu parler à l’auteur d’identité et de réseaux sociaux à une époque où tout semble permis, sans pour autant être accepté.

Question : Le personnage principal de Troll, Hans Blaer, est « une œuvre, une création », un individu qui refuse « l’esclavagisme binaire » et qui a changé de genre « un nombre incalculable de fois ». Pourquoi avoir créé ce personnage qui refuse toute représentation de genre traditionnelle ?

Réponse : Mon œuvre a toujours été centrée sur la formation de l’identité – qui nous sommes, ce que nous sommes et qui il nous est permis d’être. [...] Dans Troll, je voulais examiner ce qui arrive quand quelqu’un revêt une identité que les gens désapprouvent. La plupart des identités marginales ou offensantes pour certaines personnes s’entretiennent en forgeant des groupes et des alliances – en créant une mentalité du genre « nous contre le monde » –, pour que les participants sentent qu’ils mènent un combat juste. Je voulais attribuer à Hans Blaer une identité irréconciliable – deux extrêmes, dont l’un attaquerait l’autre – et le seul moyen d’y arriver était de donner au personnage un désir intense de ne pas s’intégrer à la société, d’être un punk avec un trouble oppositionnel, un « trans-gresseur » qui ne veut appartenir à aucun groupe, détesté par l’extrême droite parce qu’il est trans et détesté par les trans parce qu’il [tient un discours] d’extrême droite. Et donc, d’une façon étrange et tordue, il est libre – un individu absolu.

Q : Hans Blaer est un individu qui pense et se comporte comme il l’entend, et qui publie des billets incendiaires sur les réseaux sociaux. Mais il y a des conséquences à ses gestes et propos, l’une d’entre elles étant qu’il se retrouve à être recherché par plusieurs groupes, dont la police. Quelle liberté avons-nous réellement dans un monde où quiconque semble pouvoir dire ce qu’il veut – du moins en apparence ?

R : Nous avons plus que jamais le pouvoir de nous exprimer. N’importe qui avec un téléphone intelligent bon marché et un compte Twitter peut dire ce qu’il veut – et ça peut devenir viral. [...] Si l’on met de côté les dictatures, je crois qu’il y a un sentiment généralisé de polarisation en Europe, de même qu’on assiste à la formation de nombreux groupes identitaires insulaires assez semblables à ce qu’on voit aux États-Unis, où les gens parlent surtout aux membres de leur groupe et ont peu de compréhension ou de tolérance face aux particularités et caractéristiques des individus appartenant à d’autres groupes.

Q : Pensez-vous que les réseaux sociaux sont dangereux dans le sens où ils peuvent fournir un auditoire à n’importe qui, même à des individus qui peuvent générer des débats toxiques ?

R : Je crois qu’on a toujours eu cet auditoire et le même discours toxique avait lieu. Mais ça arrivait en privé. La différence avec les réseaux sociaux, c’est qu’une grande part de notre vie privée ne l’est plus – c’est une performance destinée aux autres, et qui est peut-être toujours magnifiée. [...] Les discours toxiques ont toujours été un conduit pour la frustration générale. On peut devenir poli, plus inhibé dans notre façon de nous exprimer, mais ça ne nous débarrassera pas des frustrations qui ont mené à la vulgarité. Bien sûr que les réseaux sociaux sont dangereux ; tout comme les océans, l’accouchement – et la littérature. Il faut avoir la volonté de faire face au danger d’être en vie et de se regarder sans broncher, avec compassion.

Q : Chacun de vos romans est audacieux et provocateur à sa manière ; quel rôle pensez-vous que la littérature doit jouer en 2021 ?

R : Je ne pense pas que je peux – ou que je devrais – parler pour la littérature en général. Je peux participer à ce grand projet mondial comme une goutte de pluie contribue à la pluie, et réfléchir à mon propre voyage dans l’atmosphère et à l’endroit où j’aimerais atterrir et faire des éclaboussures. J’ai un nouveau roman qui paraît cet automne en Islande. [...] Ce n’est pas une autobiographie, même si ça en a l’air ; c’est une fictionnalisation des répercussions d’avoir publié Hans Blaer et d’être devenu une sorte de transgresseur qui a, comme prévu, offensé la droite – qui ne veut pas voir les identités trans – et mis en colère la gauche – qui ne veut pas qu’un auteur blanc cis hétéro écrive sur ces mêmes identités, encore moins sur celles qui sont transgressives. Alors l’identité de ce roman sera la mienne.

* Les propos ont été édités à des fins de concision.

Troll

Troll

Les Éditions Métailié

380 pages