(Paris) Le roman d’Emmanuel Carrère, Yoga, a été écarté mardi de la deuxième sélection du prix Goncourt, le jury tranchant un débat compliqué sur le livre le plus discuté de la rentrée littéraire.

Carrère, l’une des vedettes de la littérature française aujourd’hui, n’a pas besoin de ce prix pour vendre. Lors de sa quatrième semaine en librairies, il était en tête des ventes de romans selon le classement hebdomadaire L’Express-Edistat.

Mais le Goncourt est une consécration pour tout auteur de ce calibre, comme il l’avait été par exemple pour Michel Houellebecq en 2010.

« La course au Goncourt, le scandale : tout ça fait vendre. Un anonyme qui raconterait exactement la même histoire n’aurait jamais eu ce retentissement », dit à l’AFP Nathalie Hauksson Tresch, professeur à l’Université de Dalécarlie (Suède).

Yoga a été l’objet d’une polémique publique entre l’auteur et son ex-épouse, l’ancienne journaliste Hélène Devynck.

Fin septembre planaient des interrogations sur la possibilité pour l’Académie Goncourt de conserver dans sa sélection ce qui ne serait pas une « œuvre d’imagination », comme le mentionne le testament d’Edmond de Goncourt.

Hélène Devynck le dit alors haut et fort, dans un droit de réponse à un article de Vanity Fair : Yoga contient une part non négligeable d’invention.

Par exemple, à propos du séjour d’Emmanuel Carrère pour aider les réfugiés sur l’île grecque de Leros : « Les deux mois n’ont duré que quelques jours ». « L’épisode dilaté est présenté comme une sortie de dépression, un retour à la vie. Le contraire de la réalité. Je pourrais multiplier les exemples », ajoute-t-elle.

Le romancier lui répond quatre jours plus tard dans Libération, revenant sur l’engagement, qu’il estime avoir respecté strictement, de ne pas parler de son ex-épouse sans son consentement.

« Ce n’est pas moi qui l’ai rompu, mais Hélène elle-même qui, tout en exigeant d’être tenue à l’écart de ce livre, s’exprime dans les médias à son sujet. Je ne lui fais pas de reproche », affirme-t-il pour se défendre.

« Protestations féminines »

Dans ce débat difficile sur les limites à la création romanesque s’agissant de personnes réelles, et sur les frontières entre fiction et récit véridique, les deux parties ont leurs défenseurs.

« Je trouve très convaincant qu’(Hélène Devynck) ne se concentre pas seulement sur l’appropriation qu’Emmanuel Carrère fait de sa vie, mais qu’elle dénonce tout un système mensonger », estime Frédérick Detue, professeur de littérature à l’Université de Poitiers.

« Il se passe des choses intéressantes qui sont peut-être en train de changer un peu la donne. Sous l’impulsion de protestations féminines, d’ailleurs », poursuit-il, en évoquant le récit de Vanessa Springora, Le consentement, qui racontait l’emprise d’un écrivain quinquagénaire, Gabriel Matzneff, subie lors de son adolescence.

« Il semble que la littérature ne soit plus cet alibi qui dispense de toute responsabilité sociale, qu’elle ne donne plus tous les droits », constate l’universitaire.

Pour Nathalie Hauksson Tresch, « on peut reprocher à Emmanuel Carrère de ne pas avoir réussi à respecter l’engagement qu’il avait pris publiquement de ne plus blesser de proches. C’est dommage. Même si la littérature y gagne ».

« On ne comprend pas très bien, à vrai dire, si elle (Hélène Devynck) reproche à Carrère que demeure d’elle, malgré tout, dans l’ouvrage, une trace fugitive — son seul prénom, cité une fois —, ou si elle regrette au fond cet effacement », écrit la critique Nathalie Crom dans Télérama.

L’Académie Goncourt a retenu huit titres pour ce prix décerné le 10 novembre. La sélection doit être resserrée une dernière fois le 27 octobre.

On retrouve d’autres textes ouvertement autobiographiques, comme Un crime sans importance d’Irène Frain, sur le meurtre dont est victime sa sœur, Les impatientes de la Camerounaise Djaïli Amadou Amal, sur le mariage forcé et la polygamie, ou Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo, sur la dépression et le lourd passé d’une famille.

Du côté des fictions, L’anomalie d’Hervé Le Tellier livre un suspense haletant sur un évènement inexplicable que notre société occidentale s’échine à rationaliser. L’historiographe du Royaume de Maël Renouard raconte le Maroc, Les funambules de Mohammed Aïssaoui, l’Algérie.

Enfin, Héritage de Miguel Bonnefoy est une saga familiale brillante, et Mes fous de Jean-Pierre Martin une réflexion sur la maladie mentale dans nos villes aseptisées.

Deuxième sélection

– Mohammed Aïssaoui, Les funambules (Gallimard)

– Djaïli Amadou Amal, Les impatientes (Emmanuelle Collas)

– Miguel Bonnefoy, Héritage (Rivages)

– Irène Frain, Un crime sans importance (Seuil)

– Hervé Le Tellier, L’anomalie (Gallimard)

– Jean-Pierre Martin, Mes fous (L’Olivier)

– Maël Renouard, L’historiographe du Royaume (Grasset)

– Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)