Dans l’un des livres les plus attendus de l’année, Ronan Farrow raconte les rouages de l’enquête qui a fait tomber Harvey Weinstein, et qui est à l’origine du mouvement #metoo. Un livre dévastateur dans lequel il attaque durement le réseau NBC, qu’il accuse d’avoir bloqué son reportage. Voici pourquoi il faut lire Catch and Kill, livre qui se lit comme un véritable roman d’espionnage.

Des témoignages accablants

PHOTO RICHARD SHOTWELL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’actrice Rose McGowan

Ronan Farrow a recueilli plus de 200 témoignages pour écrire ce livre. De Rose McGowan, espionnée par des agents de Harvey Weinstein, à Asia Argento, encore secouée par des sanglots des années après sa rencontre avec le producteur, en passant par Rosanna Arquette, dont la carrière a périclité après qu’elle eut repoussé les avances du présumé prédateur sexuel, toutes les victimes rencontrées par le journaliste sont terrorisées. Le cas d’Ambra Gutierrez– ex-finaliste au concours Miss Italie – est particulièrement révoltant. La jeune femme, dont le témoignage est l’une des pièces maîtresses de l’enquête de Farrow, avait déposé une plainte pour agression contre Weinstein à la police de New York. Malgré une preuve béton – elle avait enregistré le producteur à son insu –, sa plainte a été rejetée (pour ne pas dire étouffée) et sa réputation salie dans les médias. Avec l’aide de politiciens haut placés – dont un certain Rudolph Giuliani –, Harvey Weinstein avait ses entrées partout.

Weinstein, un homme dangereux

PHOTO JONATHAN ERNST, REUTERS

Donald Trump

Dire que Harvey Weinstein était un homme influent est un euphémisme. Ronan Farrow décrit avec minutie le réseau tentaculaire du producteur, qui compte parmi ses relations Donald Trump ainsi que plusieurs politiciens qu’il appuie financièrement (dont Hillary Clinton). Weinstein peut également compter sur des amis dans différents médias, dont le patron du National Enquirer (propriété d’American Media Inc.) ainsi que les patrons de Ronan Farrow à NBC, auprès desquels il a fait pression dans le but de faire stopper l’enquête le concernant.

À un moment donné dans le récit, quelqu’un suggère à Farrow de s’acheter un fusil. « J’ai ri, écrit l’auteur de Catch and Kill. Mon interlocuteur, lui, ne riait pas. » Le portrait de Weinstein que brosse Farrow, et qui donne souvent froid dans le dos, est celui d’un homme qui ne recule devant rien pour protéger sa réputation et faire taire les rumeurs à son sujet.

Le rôle odieux de NBC

Lâches et complices. Il n’y a pas d’autres mots pour qualifier le rôle des patrons de l’information du réseau NBC tel que décrit par Ronan Farrow dans Catch and Kill. Selon le journaliste, non seulement ils ne l’ont pas appuyé, mais ils ont comploté pour tuer son reportage. « Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? », demande le grand patron de l’information, Noah Oppenheim, alors que Ronan Farrow et son producteur lui présentent des preuves accablantes contre Harvey Weinstein. Le journaliste fait la liste des nombreux liens qui unissent le présumé prédateur sexuel et le réseau NBC, réseau qui sera le seul à ne pas diffuser un reportage au lendemain de la publication de l’enquête de Farrow dans le New Yorker. Même l’émission humoristique Saturday Night Live, qui parodie habituellement l’actualité, est muselée. Ronan Farrow n’épargne pas son ex-employeur en décrivant une culture d’entreprise qui favorisait, selon les nombreuses informations qu’il a recueillies, le harcèlement sexuel.

Matt Lauer, un autre présumé prédateur

PHOTO NATHAN CONGLETON, ASSOCIATED PRESS

Matt Lauer, ex-animateur de NBC

Parmi les révélations contenues dans Catch and Kill, il y a l’identité de la jeune femme qui a porté plainte contre Matt Lauer, coanimateur de The Today Show, plainte qui a mené à son congédiement. Brooke Nevils accuse Lauer de l’avoir violée, en Russie, durant les Jeux olympiques de Sotchi, en 2014. Le récit de cette présumée agression est particulièrement pénible à lire. Rappelons que le public américain était tombé des nues lorsque Matt Lauer, animateur chouchou de NBC, avait été renvoyé pour « comportement sexuel inapproprié », en novembre 2017. Ronan Farrow raconte les nombreux cas d’abus de pouvoir ainsi que les multiples accusations d’agressions sexuelles que NBC a étouffées pour protéger la réputation de sa vedette. Lauer s’est défendu publiquement à plusieurs reprises depuis. Andrew Lack, un des patrons de l’information de NBC, est également montré du doigt par Farrow. Le journaliste accuse son ancien supérieur d’avoir eu des relations sexuelles avec des femmes qui avaient des liens d’emploi avec NBC. Dans au moins deux cas, selon Farrow, Lack aurait acheté leur silence.

Comme dans un roman d’espionnage

Des agents travaillant pour le compte de Black Cube, agence d’espionnage israélienne. Des espions qui se font passer pour des amis. Des messages anonymes. Une clé USB cachée dans un coffret de sécurité. Des rencontres dans des lieux où le réseau cellulaire est inexistant. Beaucoup d’argent. À certains moments, le livre de Ronan Farrow se lit comme un roman de John Le Carré. Le journaliste a déjà raconté dans les pages du New Yorker l’implication des agents de Black Cube, qui espionnaient ses moindres faits et gestes et qui surveillaient également l’actrice Rose McGowan, l’une des témoins clés dans l’affaire Weinstein. Mais le récit qu’il en fait dans Catch and Kill n’en est pas moins palpitant. Menaces, conspirations, trahisons. Les moyens de Harvey Weinstein pour arriver à ses fins n’ont pas de limites.

Une leçon de journalisme

PHOTO BRAD BARKET, ASSOCIATED PRESS

Ronan Farrow

Avec ce livre, Ronan Farrow (tout comme les journalistes du New York Times Jodi Kantor et Megan Twohey dans leur livre She Said) nous sert une grande leçon de journalisme. Et à travers le récit de ses péripéties, il est assez honnête pour nous faire part de ses doutes : « Suis-je trop impliqué émotionnellement ?, se demande-t-il. Est-ce que j’agis par orgueil ou dans l’intérêt des victimes ? » Il décrit également avec beaucoup de justesse le côté moins glamour du travail journalistique : l’attente, les reculs, les nombreuses vérifications, autant par les rédacteurs en chef que par les avocats, les hésitations, les nombreuses déceptions. Farrow évoque aussi les collaborations entre différents médias durant l’enquête sur Weinstein et révèle que par le passé, plusieurs journalistes, dont le regretté David Carr du New York Times et Ken Auletta du New Yorker, ont échoué dans leur tentative de publier des reportages sur les agissements de Weinstein. Auletta, qui a donné un coup de main à Ronan Farrow pour son enquête en lui donnant accès à ses notes, doit lui-même publier une biographie du producteur en 2021. La veuve de Carr a quant à elle confié à Farrow que son mari se sentait surveillé lorsqu’il s’est intéressé aux rumeurs concernant Harvey Weinstein. Enfin, en lisant Catch and Kill, on comprend pourquoi Ronan Farrow a remporté un prix Pulitzer pour ses reportages dans le New Yorker. Ses méthodes sont absolument rigoureuses. Et le résultat final est magistral.

IMAGE FOURNIE PAR LITTLE, BROWN AND COMPANY

Catch and Kill : Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators, de Ronan Farrow

Catch and Kill : Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators

Ronan Farrow
Little, Brown and Company
464 pages

La traduction française, Les faire taire (Calmann-Lévy), doit paraître le 13 novembre au Québec.