Des jeunes, de l’alcool, une soirée qui dérape. Dans Les choses humaines, Karine Tuil démonte le mécanisme de l’agression sexuelle et raconte l’onde de choc qu’elle provoque. Un roman passionnant qui parle de son époque avec finesse et intelligence. Entrevue.

Dans votre roman, l’agresseur, Alexandre, est un jeune Français de bonne famille qui étudie à l’étranger. Il est voué à un brillant avenir, ses parents en sont très fiers. Il est plutôt sympathique. Pourquoi l’avoir rendu attachant ?

On est dans une société où on attend des interprétations binaires, manichéennes. J’avais envie d’écrire la nature humaine telle qu’elle est, ambiguë et complexe, difficile à appréhender. L’être humain est mouvant et fragile. J’ai choisi un jeune homme parce qu’il me semble qu’on vit de plus en plus dans une société compétitive, obsédée par la performance. Je trouvais intéressant de raconter la pression sociale que subissent les jeunes générations dans une société en perte de repères, fracturée, confrontée à de grandes angoisses.

Enfin, la question du mal me fascine. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, quelqu’un va basculer de l’autre côté, être tenté par le saccage, par le mal à l’état pur ? Je voulais raconter la complexité des choix qu’on est amené à faire dans une vie.

Est-ce le mouvement #metoo qui vous a inspiré l’idée du livre ?

En fait, j’étais déjà bien avancée quand ont éclaté l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo. En juin 2016, j’avais lu un article qui racontait ce qu’on a appelé aux États-Unis « l’affaire de Stanford ». C’est un procès qui opposait un étudiant de l’Université de Stanford et une jeune femme qui l’accusait de l’avoir agressée sexuellement sur le campus.

Le jeune homme avait écopé d’une peine de six mois de prison, dont trois mois fermes, et il y avait eu une vague d’indignation chez les femmes qui trouvaient ce jugement trop clément. La victime avait écrit un texte magnifique dans lequel elle s’adressait à l’accusé [NDLR : la jeune femme en question, Chanel Miller, publie cette semaine le livre Know My Name dans lequel elle raconte son histoire]. J’ai trouvé cette histoire passionnante parce qu’elle racontait la violence des rapports homme-femme. Ensuite, j’ai commencé à assister à des procès pour viol aux assises, au palais de justice de Paris. Et j’ai eu accès à des dossiers d’affaires classées rendus anonymes. Bref, j’avais une matière judiciaire très riche pour comprendre de l’intérieur la mécanique du viol. Et au contact des victimes et des avocats que j’ai rencontrés au quotidien, j’ai eu la conviction qu’il fallait que j’écrive sur ce sujet.

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Les choses humaines, de Karine Tuil

Évidemment, c’est aussi un sujet qui fait appel à des ressorts intimes. Je crois qu’on n’écrit pas sur le viol par hasard. J’ai des proches qui ont subi des agressions sexuelles et j’ai saisi assez tôt l’impact de ces violences, la façon dont elles vous marquent durablement et vous détruisent.

De tous vos personnages, Claire, la mère de l’agresseur, occupe la position la plus intenable. C’est une femme reconnue pour ses positions féministes, mais qui doit prendre la défense de son fils agresseur. Elle est passionnément amoureuse, mais il se trouve que la victime de son fils est la fille de son amant dont elle devra se séparer. Que vouliez-vous dire sur les femmes à travers elle ?

À travers trois portraits de femmes — Claire, mais aussi Mila, la jeune fille agressée, et Françoise, la maîtresse du père d’Alexandre —, je voulais raconter la condition de certaines femmes dans notre société. Le personnage de Mila a 18 ans. Elle vient d’un milieu simple, se retrouve confrontée à la violence et doit trouver en elle la force de rebondir.

Claire est une femme dans la quarantaine qui a été confrontée à la maladie et qui hésite à refaire sa vie. Elle est à un âge charnière, elle a peur de prendre des risques alors qu’elle a une vie conjugale très confortable.

Puis il y a le personnage de Françoise, qui est très important pour moi. C’est une femme de 68 ans qui connaît l’éviction sociale alors qu’elle est intelligente, compétente et forte. Elle va être confrontée à la double peine : être quittée par l’homme qu’elle aime et être confrontée à la maladie. La charge qui pèse sur les femmes aujourd’hui est très lourde — on leur demande de tout assumer, de rester jeunes, etc. Il leur faut beaucoup de courage et d’engagement pour s’affirmer dans une société qui n’est pas toujours tendre avec elles. J’avais envie de faire des portraits de femmes qui ont été fragilisées par la vie. Des femmes combatives.

C’est un roman qui parle aussi de pouvoir et des privilèges qui viennent avec…

Je voulais aborder la question de la sexualité dans le monde politique. En France, on a été très marqué par l’affaire DSK. Dans le roman, Jean, le père d’Alexandre, est journaliste politique. Ce personnage permet de raconter la violence de ce milieu et d’y faire évoluer un journaliste qui fait de la télévision, parce qu’il y a ce rapport à l’image et ce désir de rester à l’antenne, de continuer à plaire, à rester jeune.

La confrontation des univers sociaux m’intéresse également. Dans mon roman, il y a d’un côté une famille médiatique influente, habituée à savoir user de son pouvoir et entourée d’une certaine aura sociale. En face, il y a une famille fragilisée qui vient d’un milieu beaucoup plus simple, qui n’a pas les codes. C’est un rapport de pouvoir incessant entre ces deux univers, une lutte constante. La rencontre de deux mondes qui normalement n’auraient jamais dû se rencontrer. C’est un roman sur le sexe comme instrument de domination et de pouvoir.