Avec Le deuxième mari, Larry Temblay utilise la force évocatrice de la fable pour plonger le lecteur dans un sujet vieux comme le monde : la domination d’un sexe sur l’autre. Mais ici, le sexe dominateur n’est pas celui que vous croyez…

Nous avons rendez-vous avec Larry Tremblay dans un petit café pas très loin des bureaux de La Presse. « Il n’a pas de téléphone cellulaire », nous avertit son attachée de presse.

Pas d’inquiétude, nous nous retrouvons sans l’aide de la technologie. Mais la curiosité l’emporte : pourquoi ? « C’est de la résistance », répond le prolifique auteur qui a accédé à une notoriété internationale avec son best-seller L’orangeraie, qui a été vendu à 150 000 exemplaires en langue française, traduit en 17 langues, publié dans 19 pays, adapté en pièce de théâtre et, bientôt, en opéra.

« Tous les jours, je vois les gens complètement absorbés, dépendants de leurs petits écrans mobiles… Et je sais à quel point ça peut être dommageable pour le cerveau, la création, la concentration… L’éparpillement des idées, la fragmentation de la pensée… Alors je résiste, même si c’est compliqué ! »

Sans écran portable, Larry Tremblay a tout le loisir d’observer les phénomènes sociaux, ce qu’il n’a de cesse de faire depuis toujours, alimentant et nourrissant ainsi son écriture. Après avoir réfléchi à la violence dans les conflits armés d’origine ethnique, religieuse, politique — avec le roman L’orangeraie, la pièce Cantate de guerre et le recueil de poésie L’œil soldat, paru l’an dernier —, le voici qui s’intéresse à un autre phénomène vieux comme le monde avec son nouveau roman Le deuxième mari : la domination des sexes.

Mais question d’ébranler le lecteur, il fait le choix judicieux — et troublant — d’inverser les rôles dans ce récit qui se déroule dans une île, dans une société matriarcale et violente. Ici, les hommes sont ceux qui sont en position de faiblesse : mariés sans leur consentement, devant à la fois entretenir leurs attributs, pour plaire à ces dames, et les cacher — particulièrement la barbe, signe viril apparent — pour éviter de perturber la paix sociale.

« Je pars toujours d’une question pour écrire. Cette fois, je me suis questionné sur la raison qui fait que la femme est considérée comme inférieure dans la majorité des cultures dans l’histoire de l’humanité. »

« Ce roman est venu de la volonté de réveiller un étonnement, parce que malheureusement, on s’habitue toujours à des choses auxquelles on ne devrait pas s’habituer. J’ai eu cette idée du miroir déformant : et si c’était l’homme qui vivait cette domination, sans aucune justification ? »

Le pouvoir de la fable

Jeune et beau, Samuel entretient son corps avec ferveur, comme le lui a appris son père soumis et comme l’exige sa mère. Il rêve de se marier avec une jeune fille, rêve d’amour. Mais il est marié de force à une inconnue dont il ne sait rien. Et il découvre que sa famille l’a donné à une femme aisée, Madame, qui a l’âge de sa mère, et qui est déjà mariée à un autre homme, Monsieur.

Un peu à la manière de L’orangeraie – où l’auteur ne nomme jamais précisément le pays où se déroule le drame —, Le deuxième mari emprunte à la forme de la fable.

Ainsi, Tremblay ne donne intentionnellement aucun détail sur l’époque, le contexte social ou politique entourant cette société où vit Samuel et écarte du même coup tout motif religieux. « Le mot “Dieu” n’est jamais prononcé dans le roman parce que, mon point de vue, c’est que la domination n’est pas reliée à la religion. »

« Ce sont les hommes qui aiment dominer qui se servent de la religion pour le faire. Mon roman est une sociofiction ; je crée un univers sans religion pour mieux faire apparaître la domination d’un sexe sur l’autre. »

Les autres personnages, qui n’ont pas de prénoms — Madame, Monsieur, le Petit –, deviennent des archétypes, donnant une force de frappe décuplée à cette fable anxiogène. Elle met aussi le lecteur dans une position inconfortable, à mesure qu’il avance dans ce récit étouffant qui aborde aussi la délicate question de la domination des enfants.

« Je m’inspire des fables de La Fontaine — sans le côté moralisateur ! Jean de La Fontaine utilise toujours des animaux pour parler des hommes. J’utilise aussi la mécanique de la fable pour installer une distance qui porte à réfléchir. »

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS ALTO

Le deuxième mari, de Larry Tremblay, Éditions Alto, 135 pages

Mise en forme

Le prolifique Larry Tremblay, de son propre aveu, n’est pas un « obsédé ». Il aime naviguer d’un genre — poésie, théâtre, roman, jeunesse — et d’une forme à l’autre. « J’aime changer ; dans une journée, je peux passer dans trois univers très différents », révèle-t-il.

Quand elle se présente à lui, l’histoire n’a pas encore de forme. « Ça commence toujours par une voix qui me parle. Cette fois, c’était Samuel. J’écris 40, 50 pages, mais à ce stade, ce n’est pas encore une histoire. »

« Des fois, ça peut me prendre un an avant de décider quelle forme cela prendra. J’appelle cette étape la quête. Ensuite, je passe à l’enquête, et là, c’est du sérieux, c’est le vrai travail ! »

Pour cette nouvelle œuvre, Larry Tremblay a choisi une forme courte – Le deuxième mari fait 135 pages. « Sculpter » le texte, le délester de détails superflus n’est pas une chose si facile à faire qu’il paraît ; il faut « résister » à la tentation d’en donner trop. « J’élimine beaucoup de descriptions, de digressions, de pensées de l’auteur, ce qui fait qu’il ne reste que l’os. J’invite le lecteur à combler lui-même les absences. »

Évidemment, l’écriture théâtrale vient influencer le récit romanesque, à la manière de vases communicants. « Le théâtre, c’est de l’action, dit celui qui a plus de 40 pièces à son actif. Je travaille beaucoup l’agencement des chapitres pour créer un engrenage, un moteur ; je cherche toujours le chapitre qui fait avancer vers le chapitre suivant, et ainsi de suite. »

Au fil de chapitres s’enchaînant avec une efficacité redoutable, il permet ainsi à son personnage d’amorcer sa transformation. « J’ai été aussi inspiré par La métamorphose de Kafka. C’est un récit très court, mais c’est solide comme du béton sur comment la pression d’une société sur un individu l’amène à se transformer. »

Désespoir, colère, impuissance, acceptation, soumission, révulsion, remise en question de l’ordre établi, Samuel passera au fil des années par toute une gamme d’émotions, en venant même à développer une forme d’affection pour Madame. Tremblay met ainsi en lumière de façon efficace les mécanismes de la domination d’un sexe sur l’autre.

« Samuel subit la situation comme beaucoup de femmes subissent. Ça prend un élément traumatique, agressif, déclencheur pour que l’esquisse de la révolte puisse émerger. »