(Paris) Pendant plus de deux ans, Emma Becker a travaillé comme prostituée dans un bordel à Berlin. Elle dit tout dans La Maison, l’un des livres surprises de la rentrée littéraire en France.

C’est un univers qui suscite la fascination. Qui attise la curiosité autant que le désir. Certains l’ont effleuré du bout des doigts, d’autres, pénétré plus en profondeur. Mais peu de gens ont choisi de s’y perdre pour raconter comment ça se passe de l’intérieur.

Emma Becker, elle, a décidé de foncer. Pendant plus de deux ans, elle a travaillé comme prostituée dans une maison close de Berlin, une expérience aussi audacieuse qu’originale, qu’elle relate aujourd’hui dans La Maison (Flammarion). Considéré comme une des surprises de la rentrée littéraire en France, le roman vient d’être nommé pour le prochain prix Renaudot. La Presse a rencontré l’écrivaine de 31 ans, à Paris.

D’où est venue l’idée d’écrire sur la vie dans un bordel ?

Le monde de la prostitution m’a toujours beaucoup attirée. En tant que fille, ça me fascinait que la féminité puisse aussi être ça. Quand je suis arrivée à Berlin et me suis rendu compte que c’était légal, j’ai eu envie de raconter ce qui se passe dans ces maisons-là. Avec un regard de femme. C’était plus intéressant de le dire en le faisant.

Vous dites : « Je ne me suis jamais sentie sale »… Ça n’a jamais été glauque ?

Non. Je savais qu’on est tout à fait capables de baiser sans notre tête et sans notre cœur. Il y a des choses qui sont dures, mais pas plus dures que ce que j’ai pu vivre en dehors du bordel pour pas un rond. Ça ne m’empêchait pas de dormir la nuit.

Comment parvient-on à « développer l’indifférence », comme vous dites ?

Il y a un moment où tous les clients se confondent. C’est dommage. Mais cela confine à la survie la plus élémentaire. On ne peut pas avoir des affects pour tous ces hommes, sinon ça vous vide de votre énergie. Il faut s’endurcir. Par contre, c’est à double tranchant. C’est-à-dire que, quand tu rentres chez toi après avoir baisé avec des mecs, et que ton copain t’attend à la maison, tu n’as pas forcément envie non plus… Mais on se force toujours un peu parfois, même en couple…

PHOTO FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

La question de l’orgasme chez la prostituée revient à quelques reprises dans votre livre.

Oui, parce qu’on a beau avoir plusieurs mecs par jour, il y a toujours un moment où, après trois clients, pour une raison ou pour une autre, vous êtes excitée, et alors le quatrième, sans même le vouloir, va peut-être récolter le fruit du labeur des autres. Parfois, quand on s’en fout, on a l’impression que ce n’est plus du travail, et on se laisse atteindre. Je pense que ça fait partie du plaisir féminin : c’est quand on arrête de se défendre qu’on jouit. L’abandon est la clé de tout.

Toutes ces filles, qu’avaient-elles en commun ?

Je pense que beaucoup font ce boulot parce qu’elles ont besoin de gagner leur vie. Il y a des nanas qui avaient juste besoin d’arrondir leurs fins de mois. D’autres qui avaient des enfants et avaient besoin de plus de temps pour s’en occuper, plutôt que de trimer dans un magasin. D’autres qui étaient artistes et ne vivaient pas de leur art… Ce que j’ai aussi admiré chez elles, c’est qu’elles étaient super militantes et généralement très fières de leur boulot. Cela dit, même si c’est légal en Allemagne, personne n’a envie de dire à son banquier qu’elle est prostituée. Ça reste un stigmate.

L’expérience a-t-elle changé votre regard sur les hommes ?

Les hommes vont au bordel pour des raisons différentes. Le dénominateur commun, je pense, c’est le besoin de proximité avec une femme, le besoin d’être écouté. J’ai l’impression que beaucoup de mecs ne venaient pas tant pour le sexe que pour la demi-heure après à discuter et à caresser les filles, sans urgence sexuelle.

Et votre rapport au sexe ? A-t-il changé ?

Je suis peut-être plus sensible. Mon propre plaisir et mon propre désir de l’homme m’émeuvent beaucoup plus. Avant, j’avais beaucoup d’amants, mais assez peu de plaisir, parce que j’étais nourrie par le désir de me regarder et de les regarder faire. J’étais plus cérébrale. Ça entraînait une sorte de frigidité. Maintenant, j’ai l’impression d’être beaucoup plus réactive, peut-être parce que je suis passée par cette espèce de stakhanovisme du cul. J’imagine que ça a dû m’attendrir quelque part.

À vous entendre, on croirait presque qu’il s’agit d’un métier agréable…

Mon livre n’est absolument pas une apologie de la prostitution en tant que telle. Je sais très bien que j’ai eu la chance d’exercer ce métier dans des conditions parfaites. Mais on parle déjà beaucoup des nanas qui ont été arrachées de chez elles pour faire ce travail, et trop peu des filles qui ont choisi ce boulot. Je pense que La Maison est la preuve que la légalisation est possible dans des bonnes conditions. Qu’il est possible d’inventer un endroit comme ça, qui serait conçu pour et par les femmes, et beaucoup moins pour les mecs.

Pourquoi la légalisation totale tarde-t-elle dans plusieurs pays ?

Parce que c’est difficile pour les hommes d’accepter que ce soit un métier qui repose sur leur faiblesse structurelle, qui est l’envie d’éjaculer à l’intérieur d’une femme. Maintenant, il est temps de se poser pour un brainstorming, et il faudrait que ce soit des femmes qui le fassent. Ce sont elles qui doivent légiférer là-dessus, qui doivent décider de ce qui est tolérable pour elles et dans quelles conditions elles font ce métier.

Votre expérience à « la maison » devait durer un an. Vous l’avez prolongée pour un total de deux ans et demi. Pourquoi ?

Parce que j’étais bien, heureuse. Je n’avais pas d’urgence à finir. Au bout d’un an, je m’apercevais que plus je travaillais, plus j’avais des choses à dire. Je devenais moins écrivain et plus pute, et ça donnait à mon bouquin une intensité et une profondeur qui étaient complètement autres. Partir au bout d’un an, j’aurais moins pu évoquer ce que c’est que la fatigue, le ras-le-bol, ne plus pouvoir voir les mecs en peinture… Et puis, j’avais trouvé un super compromis puisque j’étais payée pour écrire mon prochain livre. Pour moi, c’est un truc original. J’allais bosser deux ou trois fois dans la semaine, le reste du temps était entièrement pour moi. Un parfum de liberté étourdissant. Heureusement que la maison a fermé, sinon j’y serais sans doute encore…

La Maison

Emma Becker

Flammarion

371 pages