Selon le New York Times, lire davantage fait partie des trois résolutions les plus populaires du mois de janvier, avec le projet de maigrir et celui d’arrêter de fumer. Le New York Times vient donc de lancer un gentil programme en ligne intitulé « Devenir un meilleur lecteur en sept jours ».

Ça va de « choisir le bon livre » à l’élaboration d’une liste de lectures, en passant par « l’amélioration de votre expérience après-livre », et on vous propose une foule de conseils à chaque étape pour redevenir ce grand lecteur que vous avez peut-être déjà été, il n’y a pas si longtemps.

J’ai une meilleure solution, en une étape radicale, locale et même écologique : l’été prochain, pour vos vacances, choisissez l’une des nombreuses destinations au Québec où l’internet haute vitesse illimité ne se rend pas. Vous verrez à quel point le livre va redevenir votre meilleur ami, quand vos mains auront cessé de trembler après la fin de vos données cellulaires.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Selon le New York Times, lire davantage fait partie des trois résolutions les plus populaires du mois de janvier, avec le projet de maigrir et celui d’arrêter de fumer.

Depuis quelques années, je m’inflige chaque été une longue diète de l’internet et pas du tout pour faire de moi un Henry David Thoreau 2.0 dans les bois. Il n’y a rien de moral là-dedans, aucun désir d’ascèse, pas même le début d’une envie de pénitence et surtout pas l’intention de faire mon intéressante dans un statut Facebook annonçant que je me débranche pour me « ressourcer » – sont tellement fatigants, ceux-là.

Seulement une aberration qui perdure dans de nombreux coins du Québec en 2019 : l’impossibilité d’avoir l’internet illimité là où il n’y a pas de connexion filaire.

Ça me fait descendre tous les saints du ciel.

Comment se fait-il qu’à 1 h 30 de Montréal, je sois plus limitée qu’au fin fond de la campagne haïtienne ? Je vous jure, pour une somme bien moindre qu’au Canada, vous pouvez regarder des vidéos comme vous le voulez sur YouTube en banlieue de Jacmel, qui n’a pourtant pas encore l’eau potable.

De fait, en 2018, une étude de l’agence Rewheel concluait que les Canadiens avaient certains des pires forfaits de données cellulaires au monde — je fais certainement partie des victimes.

Prête à tout pour rester branchée à la civilisation, j’ajoute des blocs sans compter, mais le hic, c’est que mon forfait ne peut pas dépasser 9 gigaoctets. Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable, vous tombez dans le néant (et le sevrage).

C’est fou à quel point ça se gobe vite au chalet, un gigaoctet. Glander sur Facebook, survoler Twitter et Instagram, regarder la bande-annonce terrifiante du film Cats, un peu de progression dans le jeu Bubble Witch Saga 3 et l’application FaceApp pour voir de quoi on aura l’air quand on sera vieux et hop ! Voilà, il est parti le gigaoctet (avec vos neurones). « Il vous reste 28 jours à la période de facturation » est un texto qui donne des sueurs froides quand il ne vous reste que 2 Go. « Je pense que j’ai un problème », me suis-je dit en pitonnant un matin sur mon cellulaire dans le stationnement de l’hôtel de ville du village, qui offre le WiFi gratuit.

Ce long préambule pour dire qu’aimer lire n’empêche pas d’être mobidépendant et news junkie. En revanche, on commence de plus en plus à remettre en question cette acceptation docile des intrusions mentales constantes imposées par nos bébelles technos, qui nuisent énormément à ce que l’on appelle la lecture « profonde ». C’est que, dans cette nouvelle « économie de l’attention », la disponibilité de votre cerveau vaut de l’or pour les géants du web qui ne feront pas une cenne si vous préférez ouvrir un livre plutôt que leurs applications, conçues pour vous offrir une gratification immédiate – tout le contraire de ce que demande l’effort de lire un livre au complet. Ou même cette chronique jusqu’au bout.

Dans un très bel entretien accordé à France Culture en 2012, « La lecture, le livre et la transcendance », l’écrivain George Steiner, grand lecteur devant l’Éternel, rappelait qu’être lettré est « une condition fragile » qui exige trois luxes de plus en plus rares dans le monde : le silence, un espace privé et la possession matérielle de livres à soi. Le silence est probablement le luxe suprême en ce moment, boudé par tous les riches de distractions que nous sommes devenus.

La cruelle contrainte de l’internet en région me transforme en super-lectrice chaque été, je dois l’admettre. Le nombre de livres que je lis est à la hauteur de ma dépendance aux technologies dont on me prive. Je triple le nombre de pages lues, c’est fou, alors que je lis déjà beaucoup dans la vie. Assez rapidement, ma concentration revient au niveau olympien de ma prime jeunesse, et je ne vois plus le temps passer. Il se passe en fait quelque chose de prodigieux : en étant complètement disponible pour la lecture, c’est la lecture qui me rend disponible à recevoir des tas de choses que mon esprit encombré n’a pas eu le temps d’approfondir.

Ainsi, en un mois, j’ai revisité des livres marquants de mon adolescence avec les trois premiers tomes du cycle de Dune de Frank Herbert et Les carnets du sous-sol de Dostoïevski (parce que lire, c’est relire, me disait mon prof préféré), Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt (un sommet d’intelligence), la passionnante biographie de Muhammad Ali par Jonathan Eig, L’origine des espèces de Darwin (pas encore fini, j’en arrache un peu), les trois recueils de Pierre Falardeau, le dernier roman graphique d’Alison Bechdel, le très beau Un présent infini de Rafaële Germain…

Ce qui me rappelle les étés de mon enfance avant l’internet, dans des pourvoiries où mon père taquinait le brochet pendant qu’on s’ennuyait. Je lisais tellement que ma mère me cherchait pour savoir si je respirais encore. Les mères s’inquiètent souvent des passions dévorantes de leur progéniture. La mienne n’avait pas à angoisser de me voir dilapider mes jours devant des écrans, mais cette passion de la lecture, que semblent souhaiter aujourd’hui tous les parents, soulevait des questions. As-tu des amis ? T’ennuies-tu ? Es-tu heureuse ? Va donc jouer dehors !

Oui, c’est drôle, il fut un temps où nos parents s’inquiétaient de nous voir nous enfermer trop longtemps dans les livres. Devenus grands, on devrait plutôt s’inquiéter d’avoir arrêté de le faire.