De la revanche des berceaux à la philosophie extinctionniste, La trajectoire des confettis, premier roman choral ambitieux de Marie-Ève Thuot, explore les possibles d’un monde dont le modèle traditionnel du couple et de la famille a volé en morceaux. Et pour une fois, un roman nous dit qu’il n’y a rien à regretter là-dedans, puisque la formule des contes « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » n’a, au fond, jamais tenu la route. Alors sortons les confettis !

Marie-Ève Thuot, 38 ans, est fascinée par les œuvres sur la fin du monde. C’est le sujet de son doctorat en littérature, qu’elle travaille avec l’écrivaine Catherine Mavrikakis. Elle remarque que les films ou les livres sur ce thème parlent toujours, en fait, de la fin d’UN monde, et que rares sont ceux qui osent aller vers l’anéantissement total – comme, par exemple, dans le film Melancholia de Lars von Trier. L’humanité finit inévitablement par survivre dans l’imaginaire, en évitant de justesse la catastrophe ou en recommençant dans un univers postapocalyptique. « C’est cette disproportion qui m’intéresse », dit-elle.

En fait, Marie-Ève Thuot est plutôt de nature optimiste et reconnaît que ce qu’il y a de particulier dans l’idée de la fin du monde est qu’elle réactive l’humanité. C’est peut-être pourquoi cette énième enfant du divorce semble incapable de pleurer la famille traditionnelle qu’on continue de brandir comme grand modèle perdu. Dans La trajectoire des confettis, nous pataugeons plutôt joyeusement dans ses ruines.

Au contraire des personnages de Houellebecq qui vivent dans un monde désenchanté après la révolution sexuelle, ceux de Marie-Ève Thuot sont en pleine exploration de leur liberté, tout en étant encore hantés par des normes sociales qu’ils défient. Entre passé, présent et futur, La trajectoire des confettis met en scène dans une architecture complexe une fratrie – Zack, Xavier, Louis et Justin (trois frères et un demi-frère, comme dans Les frères Karamazov, mais avec un père absent) – ainsi que des personnages féminins forts comme Charlie, artiste originale en union libre avec Zack le chaud lapin, ou Raphaëlle, mythomane qui écume les bars pour trouver l’inspiration de ses histoires salaces. L’alcool coule à flots et le sexe se vit sans tabou. Et nous pouvons mesurer les transformations des mœurs en découvrant la vie de leurs parents et celle de leurs enfants qui naîtront dans des circonstances très diverses.

« Ce sont quatre gars qui n’ont pas eu de modèle de famille traditionnelle, qui n’ont pas tous la même mère, explique Marie-Ève Thuot, qui a une sœur et un demi-frère. Quand j’étais adolescente, mes parents étaient divorcés, les parents de mes amis étaient divorcés, et une fin de semaine sur deux, on se ramassait souvent sans surveillance à faire la fête, cela m’a inspirée pour l’adolescence des personnages. À l’âge adulte, ils sont incapables de s’identifier à un modèle de couple traditionnel. Et pour la génération suivante, celle de leurs enfants, il n’en est plus du tout question. »

Défier les philosophes

Mais La trajectoire des confettis, qui n’a rien d’un roman sombre, ne se lamente pas là-dessus.

« Je trouve qu’on est dans une époque assez formidable et qu’on a tendance à l’oublier. Ce que j’aime, c’est la pluralité des modèles de couples. Il y a différentes formules, c’est encore en balbutiement. »

« Prenons, par exemple, Tinder. C’est beaucoup décrié, on dit que ce n’est pas romantique, mais j’ai lu quelque part que si Tinder n’est pas romantique, c’est qu’il n’est pas encore dans les romans. Je pense plutôt qu’on a bien plus l’occasion qu’autrefois de rencontrer des gens. Il y a tout un discours négatif sur l’internet, mais moi, je trouve qu’il y a une façon de regarder ça comme une merveille. Les discours d’autorité sont maintenant contestés, ça bouscule les hiérarchies. D’un autre côté, on découvre le mal, comme les incels par exemple, mais mieux vaut que ce soit à la lumière, qu’on sache que ça existe. C’est un peu comme le pharmakon : le poison et le remède en même temps. »

Cette époque est peut-être formidable en particulier pour les femmes, depuis que la sexualité et la procréation ont définitivement divorcé, avec la contraception et l’avortement. C’est le thème majeur du roman, parsemé des citations les plus misogynes de grands intellectuels comme Schopenhauer ou Freud, alors que les personnages féminins vivent en totale contradiction avec leurs conclusions souvent ridicules. L’autrice évoque Nancy Huston, qui soutenait que les femmes avaient dû apprendre à lire contre elles-mêmes… « Quand on lit des choses comme ça, pleines de préjugés et d’aberrations sur les femmes, et qu’on se dit que c’est le rôle des philosophes de penser, de faire tabula rasa, comme disait Descartes, de transgresser les idéologies, ça n’aide pas la pensée critique, disons… »

Thuot, qui s’est glissée dans la peau de ses personnages masculins au plus près de leur intimité, s’est souvent posé la question de sa pertinence pendant la rédaction de son roman. « Est-ce que les écrivains hommes se posaient autant de questions que moi en écrivant des personnages féminins ? »

Fresque sociale

IMAGE FOURNIE PAR LES HERBES ROUGES

La trajectoire des confettis, de Marie-Ève Thuot

La trajectoire des confettis est une grande fresque sociale de plus de 600 pages, que Marie-Ève Thuot a écrites d’un jet en quatre mois, avant de travailler son manuscrit pendant deux ans avec ses éditeurs. Ça se déroule au Québec, microcosme pour les questionnements démographiques, là où les femmes sont passées de l’obligation de donner à la Nation des familles nombreuses au contrôle total de leur corps. « Je suis allée chercher des éléments de l’histoire du Québec qui pouvaient servir mon propos. La dissociation entre procréation et sexualité est le changement majeur pour la condition des femmes. »

« Freud disait que “l’anatomie, c’est le destin”. Le père de la puériculture aurait dit qu’il faut quatre grossesses à une femme pour avoir une santé normale. Cette espèce d’idée du destin biologique me choque un peu. »

D’autant plus que ce destin a souvent été fatal pour les femmes de l’espèce humaine, puisque le cerveau de cette espèce, trop gros, a toujours compliqué les accouchements, tandis que les tabous sociaux ont condamné toutes celles qui avaient le malheur de tomber enceintes hors mariage. Et la sexualité complètement libre des personnages de Thuot est vécue différemment selon les sexes. Existe-t-il l’équivalent du terme nymphomanie pour les hommes ? On découvre que oui dans ce roman : satyriasis. Le fait que personne ne connaisse ce mot en dit long.

L’écrivain qui a le plus influencé Marie-Ève Thuot est Milan Kundera, particulièrement son essai L’art du roman, « qui [lui] a donné la piqûre », souligne-t-elle. Ses études en musicologie ont aussi eu un impact dans l’architecture de son roman, rempli de motifs récurrents, qu’elle réussit à relier du début à la fin, dans un style efficace et d’une clarté redoutable. « Ce que j’ai appris dans l’écriture de ce livre, c’est à quel point une œuvre doit être reliée à son thème. Mon écriture n’est pas faite de fioritures, je ne joue pas avec les mots, c’est assez simple, car mon impression était qu’il y avait tellement de personnages, de thèmes et de jeux sur la structure, je trouvais que c’était déjà assez chargé. Peut-être que le prochain sera différent. »

En attendant, nous allons prendre le temps de digérer cette somme aussi monstrueuse que formidable.