L’ONF présente depuis la semaine dernière une installation de réalité virtuelle (RV) conçue par Sandra Rodriguez, qui permet au visiteur d’entrer en dialogue avec une entité artificielle inspirée du célèbre linguiste américain Noam Chomsky.

Pourquoi Chomsky ? C’est la première question que nous posons à Sandra Rodriguez, une cinéaste de formation, qui s’est spécialisée dans la recherche en médias numériques et qui enseigne depuis six ans au réputé Massachusetts Institute of Technology (MIT) – tout comme Chomsky jusqu’à récemment, d’ailleurs…

« Pour plusieurs raisons, nous dit-elle. D’abord, parce que Chomsky est l’intellectuel le plus numérisé à l’heure actuelle. Toutes les entrevues qu’il accorde sont libres de droits. Avec tous ses écrits, ça représente une base de données fantastique pour créer un robot conversationnel. »

L’autre raison qui a poussé Sandra Rodriguez à s’intéresser à Chomsky, c’est que le linguiste américain a justement passé sa vie à étudier l’intelligence humaine à travers la parole.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

La conceptrice Sandra Rodriguez

[Noam Chomsky] a été un fervent défenseur de la créativité humaine, qui, à son avis, ne pouvait être répliquée [contrairement à ce que croient certains théoriciens de l’intelligence artificielle], mais aussi de la capacité innée de l’humain à poser des questions, à être curieux, à collaborer aussi avec les autres.

Sandra Rodriguez, conceptrice de Chom5ky vs Chomsky

Ce profil-là en faisait sans doute l’interlocuteur tout indiqué pour vivre un moment de dialogue virtuel. Il n’est pourtant pas nécessaire de connaître Noam Chomsky (ou son œuvre) pour apprécier l’expérience proposée par Sandra Rodriguez.

Discutons

« Comment t’appelles-tu ? », commence par nous dire Chomsky, avant de nous inviter à lui poser des questions. Vous pouvez lui demander ce qu’il aime manger pour le petit-déjeuner, mais pourquoi ne pas plonger dans le vif du sujet comme nous l’avons fait ? Est-ce qu’il ne croit pas que l’intelligence artificielle (IA) peut creuser l’écart entre riches et pauvres ? Que pense-t-il du transhumanisme ? Est-ce que l’IA ne mène pas inévitablement à la tricherie ? Les réponses de Chomsky sont intéressantes, nuancées.

Chaque jour, les questions du public sont vidées de la mémoire du robot conversationnel, mais les concepteurs peuvent savoir quels sujets ont été abordés. On nous chuchote à l’oreille que mercredi dernier, plusieurs visiteurs ont questionné Chomsky sur la guerre en Ukraine. Pas bête…

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’Espace ONF accueille les visiteurs jusqu’au 15 octobre.

Le robot puise d’abord dans la base de données des écrits numérisés de Noam Chomsky. S’il n’y a rien qui puisse servir de réponse à votre question dans cette banque-là, le système fouille dans une bibliothèque d’archives des entrevues et de divers autres écrits de Noam Chomsky générés par Chat GPT2. Enfin, s’il n’y a toujours rien qui permette au robot de vous répondre, le système puise dans Chat GPT3.

Les visiteurs moins inspirés, qui ont peut-être plus de mal à formuler des questions, ne seront pas en reste. Chomsky sait prendre les devants. Il vous posera lui-même des questions – sur l’intelligence artificielle principalement. À savoir : qu’est-ce qu’on reproduit quand on alimente un robot conversationnel ? Qu’est-ce qu’on falsifie ? Qu’est-ce qui nous rend uniques ? De bonnes questions…

Et le vrai Noam Chomsky ?

Au fait, Noam Chomsky est-il au courant de ce projet ? Viendra-t-il à Montréal pour en faire l’expérience ?

Sandra Rodriguez a effectivement pris contact avec l’intellectuel américain en 2019. Il s’est montré très intéressé par le projet – dont la première incarnation a été présentée au festival Sundance en 2020 –, mais des problèmes de santé ont mis un terme à leurs échanges. Par la suite, l’entourage de Chomsky a approuvé les étapes de l’expérience, mais non, « à 94 ans, il n’enfilera pas de casque de RV », nous dit Sandra Rodriguez.

La conversation en français est un peu cahoteuse, le robot conversationnel ne saisissant pas tous les mots, et la traduction simultanée n’est pas toujours heureuse.

C’est sûr que les systèmes d’IA sont tous entraînés en anglais, les données sont majoritairement en anglais. Donc en français et en allemand [parce qu’il s’agit d’une coproduction Canada-Allemagne], le système a de la difficulté à reconnaître certains mots.

Sandra Rodriguez, conceptrice de Chom5ky vs Chomsky

Sandra Rodriguez souligne également l’ironie d’avoir un robot conversationnel incarné par Noam Chomsky, « qui a inspiré malgré lui la manière dont les chatbots sont faits [quand la conversion est fluide, on parle de grammaire chomskienne], mais qui a un legs fantastique pour l’être humain : on connaît encore si peu de choses sur le cerveau humain, n’est-ce pas merveilleux ? Et n’est-ce pas inouï à quel point l’humain est capable d’être curieux, de collaborer et de créer ? »

Cette ironie lui est d’ailleurs apparue en plein jour lorsqu’elle s’est rendu compte que le département de la linguistique au MIT était situé juste au-dessus de celui où l’on enseignait l’intelligence artificielle. « Les élèves font partie du même édifice, vont à la même cafétéria, partagent le même vocabulaire… »

Au bout du compte, Chom5ky vs Chomsky a également un objectif social, nous dit Sandra Rodriguez. « Les promesses de l’IA ne sont pas très saines. En gros, on nous dit : c’est inévitable, c’est très complexe et ça va tout changer. Ce n’est pas très sécurisant… Mais le public a le choix. Si on veut faire avancer l’intelligence artificielle dans nos vies, il faut démystifier la manière dont ça fonctionne. »

Maintenant que Chom5ky vs Chomsky est lancé, l’équipe de production espère faire tourner l’installation dans des musées et des espaces de bibliothèques. Question de poursuivre ce travail de démystification.

Jusqu’au 15 octobre à l’Espace ONF

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