Ils ont grandi avec un téléphone ou une tablette à la main, peuvent vous monter une vidéo pour TikTok en un clin d’œil ou retrouver un ami sur Instagram, contacter qui ils veulent sur six réseaux sociaux différents. Mais ces « enfants du numérique » sont souvent étrangement démunis devant un ordinateur. Ne demandez pas à la plupart d’entre eux d’ajouter une pièce jointe à un courriel, de mettre en page correctement un travail sur Word ou de configurer une imprimante.

Sans généraliser à outrance et sans tomber dans la critique facile des jeunes, parents et experts constatent ce fossé étonnant. Faut-il s’en inquiéter ? Comment l’expliquer ?

« Vide abyssal »

Professeure à l’Université de Montréal, Marie Laberge voit poindre ce phénomène « depuis une quinzaine d’années ». La titulaire de la Chaire de recherche ADO Prév-IT, spécialisée en prévention de l’incapacité de travail dès l’adolescence, ne se pose pas en spécialiste du sujet, sur lequel il existe très peu d’études : elle le constate, c’est tout, chez ses étudiants universitaires et ses enfants au cégep.

PHOTO LÉONIE LAPERRIÈRE, FOURNIE PAR MARIE LABERGE

La professeure à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche ADO Prév-IT, Marie Laberge

Je me rends compte du vide abyssal de leurs connaissances par rapport à des outils de base comme Word. C’est parfois tellement tout croche que je dois refaire toute la mise en page.

Marie Laberge, professeure à l’Université de Montréal

Ouvrir un ordinateur, naviguer dans un explorateur de fichiers, afficher les marques de pagination, « ils ne s’y retrouvent pas. Ils sont toujours sur des drives [des espaces de sauvegarde infonuagique], mais ne savent pas enregistrer un travail ».

Éric Bruillard, professeur d’éducation à l’Université de Paris et chercheur depuis plus de 40 ans, a une anecdote bien précise qu’il estime riche d’enseignement : plusieurs de ses étudiants de maîtrise ne savent pas ajouter des sauts de page dans leurs travaux. « Ils mettent des retours de chariot, c’est complètement fou. Mon hypothèse, c’est qu’ils ne sont plus dans la matérialité de l’informatique, alors que la page est une notion matérielle. »

Intuitif ou performant ?

En 2008, M. Bruillard signait déjà une publication qui défendait l’idée que l’aisance numérique des jeunes, dans des réseaux sociaux ou pour les loisirs, se transférait mal dans un contexte scolaire ou professionnel.

PHOTO FOURNIE PAR ÉRIC BRUILLARD

Le professeur d’éducation à l’Université de Paris et chercheur Éric Bruillard

« Ça fait 20 ans qu’on dit la même chose, mais on a l’impression de prêcher dans le désert, dit le professeur en entrevue. Les choses se transforment, mais on retrouve les mêmes manques, les mêmes méconnaissances. »

Les applications populaires auprès des jeunes ont un point commun : leur interface est intuitive, simplifiée, et elles peuvent être maîtrisées très rapidement. Rien à voir avec des logiciels plus lourds, mais plus performants sur ordinateur qui demandent un apprentissage.

« Si dans les 10 ou 20 premières secondes, ils ne savent pas s’en servir, ils changent, point, note-t-il. Ils n’ont pas le réflexe d’aller regarder un peu plus loin, prendre un peu de temps. »

Stéphane Villeneuve, professeur d’intégration du numérique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), voit le même fossé chez de futurs enseignants. « Ils sont très habiles sur leur téléphone, surtout avec les réseaux sociaux, mais quand il faut leur demander des tâches avec des logiciels, ce n’est pas aussi naturel. Mais ils vont finir par l’apprendre, ils ont cette capacité très développée. »

Deux univers

On a beau considérer les téléphones intelligents comme de petits ordinateurs portables, ils n’engendrent pas du tout le même lien, souligne Raoul Kamga, un collègue de M. Villeneuve en intégration du numérique en éducation à l’UQAM.

PHOTO FOURNIE PAR RAOUL KAMGA

Raoul Kamga, professeur d’intégration du numérique à l’Université du Québec à Montréal

Un nouveau téléphone apparaît tous les trois ou quatre mois, on en est informé, les compagnies font de la publicité. Quand il est défectueux ou qu’il est trop lent, on pense tout de suite à le changer. Quand un ordinateur tombe en panne, leur première idée est de le changer, pas de faire une mise à jour ou de changer la batterie.

Raoul Kamga, professeur d’intégration du numérique à l’Université du Québec à Montréal

De même, l’utilisation facile des applications a un prix, estime Éric Bruillard : l’exploration et l’approfondissement ne sont pas encouragés. « Cette idée d’enfermement intéresse les développeurs. On rend l’utilisateur captif en lui rendant les choses plus faciles, et en sortir devient de plus en plus difficile. »

Vers un mur… ou pas

Mais est-ce si important de faire la mise en page adéquate sur Word, d’être habile sur Excel ou de maîtriser les centaines de fonctions pointues d’un ordinateur ? « Ce n’est pas une compétence indispensable comme savoir lire et compter, mais tous ceux qui se destinent à des études universitaires vont avoir à produire des écrits, répond Marie Laberge. Ce n’est pas indispensable à première vue, mais quand ils vont travailler, si leur patron est obligé de refaire tous leurs rapports… »

Si les utilisateurs plus âgés ont généralement de la difficulté à concevoir que tout peut être fait sur un téléphone ou une tablette, Stéphane Villeneuve est plus optimiste. « C’est vraiment une question d’habitude. Pour eux, c’est naturel : ils vont trouver moins difficile de faire de l’Excel sur une tablette que nous qui sommes devenus à l’aise avec des ordinateurs. »

Raoul Kamga estime carrément qu’« il y a un conflit intergénérationnel qui s’en vient ». « On court après la technologie, mais pas après les habiletés technologiques. Ceux qui vont aller en informatique ne vont pas programmer sur leur téléphone. Qu’est-ce que les employeurs de demain veulent ? Il va falloir les sensibiliser par rapport à la génération qui arrive, mettre des stratégies en place pour accompagner ces jeunes. »