Fortnite n’a peut-être pas été conçu avec l’intention délibérée de créer la dépendance, mais c’est bel et bien l’effet que ce jeu vidéo a eu sur de jeunes joueurs. Son concepteur, Epic Games, devra donc se défendre d’une action collective déposée en octobre 2019 au nom de trois parents québécois de joueurs mineurs, a tranché mercredi le juge Sylvain Lussier.

Les trois parents reprochaient à Fortnite et à Epic Games, qui a ouvert un important studio à Montréal en octobre 2018, « de créer une dépendance au jeu [comparable] à celle que peut créer l’héroïne ou la cocaïne », peut-on lire dans la décision. Les symptômes de cette dépendance sont longuement décrits et incluent « des migraines, des douleurs dorsales et cervicales, des manquements à l’hygiène de base, des troubles du sommeil ainsi que des troubles sociaux importants ».

« Plusieurs joueurs auraient développé des problèmes tels qu’ils ne mangent pas, ne se douchent pas et ne socialisent plus », résume-t-on.

7781 parties en deux ans

Les demandeurs ont déposé en exemple les dossiers de trois mineurs qui seraient devenus dépendants à Fortnite. Le fils d’un des demandeurs a par ailleurs reçu un diagnostic de cyberdépendance signé par le médecin de garde au CLSC qu’il a visité. Un autre, qui avait 15 ans quand il a commencé à jouer, a participé à 6923 parties pour 59 954 minutes de jeu, « soit près de 42 jours complets ». Ses résultats scolaires et sa vie sociale en ont souffert et il a fait une crise de panique en janvier 2019, « se sentant dépassé par la pression du jeu ».

Un autre enfant, « JO. Z. », a participé à 7781 parties en deux ans à partir de l’âge de 13 ans et a joué « au minimum trois heures par jour », parfois jusqu’à 3 h du matin.

Selon les parents, cette dépendance a été créée de façon délibérée par Epic Games. Ils ont cité à cet égard les propos d’une des conceptrices du jeu, la psychologue Celia Hodent, qui, dans une entrevue au journal Le Monde en 2018, « explique les forces du jeu et son intérêt pour les joueurs », résume le juge.

« Le Tribunal n’a pu déceler dans ces propos l’intention de concevoir un jeu qui crée de la dépendance, tranche-t-il. On ne peut reprocher au concepteur d’un jeu vidéo d’avoir créé un produit intéressant, engageant et attrayant. On conçoit mal le créateur du jeu le concevant ennuyant, lent et incolore [drab]. » Ces allégations, estime le juge, « relèvent de l’opinion et de l’argumentation ».

Mineurs et V-Bucks

Fortnite est un jeu coopératif de tir et de survie, offert en téléchargement gratuit sur toutes les plateformes, qui permet jusqu’à 100 joueurs en ligne combattant dans une arène qui se réduit progressivement. On estime qu’en tout temps, sur la planète, entre 3 et 4 millions de joueurs s’y donnent rendez-vous. En 2021, le jeu a rapporté 5,8 milliards US à son développeur, Epic Games.

L’essentiel de ces revenus provient de l’achat de la monnaie de Fortnite, appelée V-Bucks, qu’on peut se procurer avec de l’argent réel ou en réalisant certaines prouesses dans le jeu. Ces V-Bucks permettent d’acheter des « skins » Fortnite, soit des accessoires cosmétiques pour les personnages, les véhicules et certains outils, ainsi que des articles dans la boutique virtuelle comme des bandes sonores ou des danses.

Il s’agit d’un autre volet visé par l’action collective, qui accuse Fortnite d’encourager la dépense excessive. On y mentionne par exemple le fils de 10 ans d’un des demandeurs qui a dépensé plus de 600 $ pour des « skins », avec des cartes prépayées PlayStation.

Les représentants d’Epic Games ont de leur côté fait valoir que les parents « n’ont pas fait la preuve médicale ou par étude ou rapport scientifique » des dommages causés par Fortnite. Le juge a pris note du fait que l’American Psychiatric Association, aux États-Unis, estime qu’il n’y a pas actuellement « de preuves suffisantes pour établir que le trouble lié au jeu vidéo est un trouble mental à part entière », et que la situation demande « des recherches plus poussées ».

Comme le tabac

Mais plusieurs accusations des trois parents, représentés par le cabinet montréalais CaLex Legal, tiennent raisonnablement la route, tranche le juge. Il précise d’entrée de jeu que son rôle n’est pas d’établir le bien-fondé des accusations en pesant des avis d’experts, seulement d’écarter les demandes « frivoles ».

« Il suffit pour le demandeur de présenter une cause ayant une apparence sérieuse de droit, c’est-à-dire une cause ayant une chance de réussite, sans nécessiter pour lui d’établir une possibilité raisonnable de succès. »

Le fait que les psychiatres américains demandent plus de recherche ou que ce diagnostic n’ait pas encore été officiellement reconnu au Québec ne rend pas les prétentions en demande « frivole » ou « sans fondement ». À titre analogique, l’effet nocif du tabac n’a pas été reconnu ou admis du jour au lendemain.

Extrait de la décision du juge

Il conclut qu’« il existe une question sérieuse à débattre, soutenue par des allégations suffisantes et précises quant à l’existence de risques ou même de dangers naissant de l’utilisation de Fortnite ». Son développeur, Epic Games, est présumé connaître les risques associés et devra faire la preuve qu’il peut s’exonérer de cette responsabilité.

Epic Games devra notamment se défendre d’avoir développé et commercialisé un produit « dangereux et nocif », d’avoir omis d’en divulguer les risques et d’avoir lésé des mineurs avec son système de monnaie personnalisée, les V-Bucks.

L’action collective est autorisée au nom de toutes les personnes physiques domiciliées au Québec qui auraient développé une dépendance à Fortnite depuis le 1er septembre 2017. On y ajoute tous les mineurs qui ont acheté des V-Bucks. Les trois parents et leurs avocats demandent des dommages et intérêts, ainsi que des dommages punitifs qui devront être établis, et le remboursement de tous les achats de joueurs mineurs qui se sont procuré des V-Bucks. Epic Games a d’ailleurs conclu en avril dernier une entente de 26,5 millions US en Caroline du Nord liée aux achats de cette monnaie virtuelle par des mineurs.

En savoir plus
  • 400 millions
    Nombre de joueurs enregistrés de Fortnite, dont 83 millions jouent au moins une fois par mois
    Source : Business of Apps, septembre 2022
    19,8 milliards US
    Revenus générés par Fortnite depuis son lancement grand public en 2018
    Source : Statista