Pour la première fois depuis sa fondation en 1998, Google fait face à la justice américaine pour avoir violé les lois antitrust. Au cœur des accusations : l’utilisation de son système d’exploitation, Android, pour étouffer la concurrence avec des ententes avec les fabricants. Cinq questions pour comprendre.

Quelle procédure a été lancée mardi ?

Depuis un an, 51 procureurs généraux aux États-Unis, y compris celui du ministère fédéral de la Justice (DOJ), enquêtent sur les pratiques antitrust de Google. Seul l’Alabama, en fait, ne s’est pas penché sur la question. Mardi, le DOJ a formellement déposé une plainte selon laquelle Google aurait illégalement maintenu son monopole dans le marché des moteurs de recherche en recourant à des « pratiques anticompétitives et d’exclusion ». Onze procureurs d’État se sont joints à la procédure, décrite mardi par un responsable comme une « étape, non un point final » qui pourrait déboucher sur de nouvelles plaintes contre Google et les autres plateformes numériques. L’affaire ne connaîtra vraisemblablement pas son dénouement avant plusieurs années. Le cas récent le plus célèbre, celui de Microsoft à partir de 1998, n’a été bouclé que six ans plus tard (voir autre onglet).

> Consultez la plainte dans son intégralité

Que reproche-t-on au juste à Google ?

Beaucoup, beaucoup de choses, détaillées dans une plainte de 64 pages avec de nombreux exemples. D’entrée de jeu, on décrit l’entreprise ainsi : « Il y a deux décennies, Google est devenu l’enfant chéri de la Silicon Valley en tant que jeune pousse ambitieuse avec une façon innovante d’effectuer des recherches dans l’internet alors émergent. Il y a longtemps que ce Google n’existe plus. Aujourd’hui, il s’agit du gardien d’un monopole de l’internet, et une des entreprises les plus riches du monde, avec une capitalisation boursière de 1000 milliards US et des revenus dépassant les 160 milliards US. » Essentiellement, on estime que Google a maintenu sa domination dans les moteurs de recherche et empêché l’émergence de moteurs concurrents en signant des ententes d’exclusivité avec les fabricants de téléphones et les fournisseurs de services, pour que son moteur de recherche soit inclus et activé par défaut (voir graphique « Comment Google bloque les autres moteurs de recherche sur Android »). Le but de ces ententes : s’assurer que son moteur de recherche soit le plus utilisé afin d’être plus efficace et permettre un ciblage publicitaire adéquat, qui représente plus de 90 % des revenus de l’entreprise.

Les allégations du DOJ n’ont pas été testées en cour, rappelle Pierre Larouche, professeur en droit de la concurrence à l’Université de Montréal. « C’est comme une espèce d’annonce, il va y avoir des milliers d’heures et de pages pour prouver tout ça. Ce n’est pas une affaire de trouble de voisinage… S’ils se lancent là-dedans, en pleine campagne électorale, c’est qu’ils pensent avoir de bonnes chances de réussir. »

C’est vraiment la première fois que Google est ainsi accusée ?

Aux États-Unis, oui. En 2013, la Federal Trade Commission, l’équivalent de notre Bureau de la concurrence, avait entamé puis abandonné une démarche semblable. En Europe, par contre, Google a été condamnée à trois reprises depuis 2017, pour un total de 8,23 milliards d’euros (12,7 milliards CAN), chaque fois pour des motifs différents. La plainte récente du DOJ s’apparente à la deuxième cause perdue par Google en 2018 en Europe, alors qu’on accusait l’entreprise américaine d’utiliser « Android comme un véhicule pour consolider la position dominante de son moteur de recherche ». Les Américains, du moins cette fois, n’ont pas retenu les autres angles d’attaque des Européens, notamment l’utilisation que fait Google de son moteur de recherche pour favoriser ses propres services de comparaison et les restrictions jugées anticoncurrentielles de sa régie publicitaire, AdSense.

Et que répond Google à toutes ces accusations ?

Lors d’une conférence téléphonique mardi midi, à laquelle La Presse a été conviée, on a qualifié les accusations du DOJ de « poursuite profondément imparfaite qui ne fera rien pour aider les consommateurs ». Essentiellement, on nie que Google se trouve en situation de monopole, surtout en ce qui concerne la publicité où une « énorme compétition » fait rage, notamment avec Amazon et Microsoft. Si les usagers utilisent le moteur de recherche de Google, c’est d’abord parce qu’il est « le meilleur ».

« Les gens n’utilisent pas Google parce qu’ils y sont obligés, mais parce que c’est utile », a résumé un porte-parole de l’entreprise. Les usagers ont toujours la possibilité de télécharger d’autres applications, assure-t-on. « Nous ne sommes plus en 1990 avec des connexions téléphoniques. Les gens peuvent facilement télécharger des applications concurrentes ou des solutions de rechange à Google. » Chaque utilisateur Android télécharge en moyenne 50 applications, rappelle-t-on.

On cite à plusieurs reprises l’exemple d’Apple qui a décidé d’offrir par défaut le moteur de recherche de Google, alors que ses téléphones ne sont pas sur Android. On apprend par ailleurs dans la plainte du DOJ, à la page 37, que Google paie Apple une somme faramineuse, « entre 8 et 12 milliards », pour que son moteur de recherche soit retenu par défaut, soit « à peu près 15-20 % des profits nets d’Apple ».

Détail concret : Android étant offert gratuitement pour les fabricants, les procédures judiciaires pourraient faire grimper le coût des téléphones si Google était condamnée.

Quel est le but poursuivi par le DOJ ?

Essentiellement, qu’un tribunal reconnaisse les comportements anticoncurrentiels de Google, et établisse des balises pour permettre l’émergence de concurrents réellement innovants dans ce secteur. Le DOJ évoque vaguement un « remède structurel » qui pourrait ouvrir la voie à un démantèlement de Google en plusieurs entités. Le dossier est complexe, surtout que l’efficacité du moteur de recherche de Google est redoutable, et que sa viabilité sans la publicité est douteuse. « Est-ce qu’on aurait mieux si une autre entreprise avait mis un autre produit innovant, une technologie de rupture, sur pied ? C’est difficile à juger, on ne le saura jamais », analyse Pierre Larouche. Il estime que l’émergence des assistants vocaux depuis 2014 aurait pu constituer une telle occasion, avec des compétiteurs qui auraient offert des solutions de remplacement à Google. « Les théories dominantes en matière de concurrence, c’est que ce n’est pas vraiment une bonne idée de faire un moteur de recherche identique à Google, il faut une innovation de rupture. Les gens se sont déplacés de l’ordinateur au cellulaire, et maintenant à l’assistant vocal. Là, il y a une chance. »