Le Bureau de la concurrence demande à Ottawa de lui permettre d’imposer des amendes plus élevées aux multinationales numériques. Et le gouvernement Trudeau entend son appel : il a l’intention de lui donner des pouvoirs « accrus ».

Le Bureau de la concurrence vient d’imposer une amende de 9 millions de dollars à Facebook pour des déclarations trompeuses en matière de confidentialité des renseignements personnels, mais l’organisme fédéral aurait visiblement aimé imposer à Facebook une amende plus élevée.

Dans une déclaration envoyée à La Presse, le Bureau de la concurrence suggère à Ottawa de hausser les amendes maximales permises par la Loi sur la concurrence.

Actuellement, l’amende maximale est de 10 millions de dollars pour la première infraction de pratique commerciale trompeuse, et de 15 millions pour la deuxième infraction.

« Le Bureau est favorable au renforcement des incitatifs pour se conformer à tous les aspects de la Loi sur la concurrence. Si les sanctions maximales pour comportement anticoncurrentiel ou trompeur au Canada étaient plus élevées, cela aiderait à dissuader les entreprises d’adopter de tels comportements. Avec la taille et l’importance toujours croissantes de l’économie numérique, il est essentiel que le Bureau ait les bons outils pour être en mesure de répondre aux enjeux croissants et à la réalité du marché mondial », a indiqué Matthew Boswell, commissaire de la concurrence du Canada, dans une déclaration écrite.

Pour Facebook, qui génère des revenus estimés à 10 milliards US par an au Canada, l’amende de 9 millions représente environ 0,06 % de ses revenus annuels au pays.

Le gouvernement Trudeau favorable

Le gouvernement Trudeau, qui veut réviser les lois sur la protection des renseignements personnels, a l’intention d’accorder des pouvoirs « accrus » au Bureau de la concurrence, « y compris le droit d’imposer de fortes amendes aux compagnies qui auraient été trouvées coupables d’avoir trahi la confiance des Canadiens », a indiqué le cabinet du ministre fédéral de l’Industrie, Navdeep Bains, dans une déclaration écrite.

« Notre gouvernement s’efforce de consolider et de moderniser les lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels de manière que celles-ci puissent répondre aux besoins propres à l’économie numérique et mieux protéger les données personnelles des Canadiens. Les Canadiens sont en droit de s’attendre à la vérité de la part des entreprises qui participent à l’économie numérique, et les énoncés qui concernent la protection des renseignements personnels ne font pas exception », a indiqué le cabinet du ministre Bains.

Le professeur Pierre Larouche, un expert en droit de la concurrence qui enseigne à l’Université de Montréal, croit aussi que la loi fédérale devrait être modifiée afin de permettre des amendes plus importantes. Dans le cas des GAFAM (l’acronyme des géants du numérique Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), une amende de 10 millions est minime par rapport à leur chiffre d’affaires au Canada.

L’objectif, c’est d’avoir une amende dans l’ordre de grandeur des profits.

Pierre Larouche, de l’Université de Montréal

« En Europe, on part souvent à 1 milliard [pour les amendes importantes]. Le Canada, c’est le dixième de l’Europe. On devrait pouvoir les mettre à l’amende, selon les faits, dans les centaines de millions de dollars », poursuit M. Larouche.

« Dans le cas de Facebook, l’amende [canadienne] semble un peu basse. Selon la loi, cette amende n’est pas censée être punitive, mais bien pour encourager le respect de la loi », dit Ariel Katz, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Toronto.

Une amende de 5 milliards US aux États-Unis

Au Canada, Facebook a reçu une amende de 9 millions de dollars pour avoir fait croire de façon « fausse ou trompeuse » à ses utilisateurs que des développeurs tiers n’utiliseraient pas leurs données personnelles. En pratique, les tiers ont eu accès à ces données personnelles au Canada pendant sept ans, soit entre 2012 et 2018.

Aux États-Unis, Facebook a reçu une amende de 5 milliards US pour les mêmes pratiques. En proportion de son nombre d’utilisateurs par pays, cette amende de 5 milliards US équivaudrait à une amende de 524 millions CAN au Canada. C’est une comparaison imparfaite, mais c’est 58 fois moins que l’amende reçue.

En vertu de son entente avec le Bureau de la concurrence, Facebook a accepté de mettre en place un programme de conformité semblable à celui que l’entreprise a implanté aux États-Unis dans la foulée du scandale Cambridge Analytica sur l’utilisation des données par des tiers.

L’amende canadienne reste toutefois plus élevée que celle imposée dans le foulée de Cambridge Analytica dans des pays comme le Royaume-Uni (500 000 livres sterling), l’Italie (1 million d’euros), l’Espagne (1,2 million d’euros) et le Brésil (environ 1,5 million d’euros).

Manque de ressources

Selon le professeur Pierre Larouche, le Bureau de la concurrence du Canada a « bien joué ses cartes » dans le dossier de Facebook, compte tenu des moyens et des pouvoirs limités dont il dispose face à cette multinationale valant 655 milliards US en Bourse. Au fond, le Bureau de la concurrence a fait imposer le règlement américain au Canada, avec une amende moindre. « Si les Américains n’avaient rien fait, je ne suis pas sûr que le Canada aurait pu faire quelque chose », dit-il.

Le professeur Larouche estime que le Bureau de la concurrence est bien outillé pour gérer des entreprises canadiennes, mais pas des multinationales du numérique comme les GAFAM.

Contre des multinationales comme Facebook, la partie est très inégale.

Pierre Larouche, au sujet du Bureau de la concurrence

En vertu de son entente à l’amiable avec le Bureau de la concurrence, Facebook « n’accepte pas les conclusions » du Bureau, mais « cherche néanmoins à dissiper les préoccupations relevées » au cours de l’enquête. « Nous comptons poursuivre notre relation fructueuse avec le commissaire et le Bureau de la concurrence. Nous tablons sur les améliorations que nous avons apportées à la protection des renseignements personnels des utilisateurs et à la façon que nous informons les Canadiens au sujet des contrôles de la confidentialité mis à leur disposition », a indiqué Facebook dans une déclaration écrite. Facebook n’a pas souhaité faire de commentaires sur la possibilité que le Bureau de la concurrence puisse imposer des amendes plus élevées aux entreprises qui contreviennent à la Loi sur la concurrence.

Le Bureau de la concurrence du Canada a lancé son enquête dans la foulée du scandale Cambridge Analytica. Facebook avait donné accès aux renseignements personnels de 87 millions d’usagers (principalement aux États-Unis) – sans leur consentement – à un développeur tiers qui les avait utilisées notamment pour influencer les élections américaines de 2018. L’enquête du Bureau ne concerne toutefois pas les données de Cambridge Analytica.

Pratiques anticoncurrentielles : les cinq amendes les plus élevées au Canada

> 10 millions à Bell en 2011 pour de la publicité trompeuse

> 9 millions à Facebook en 2020 pour avoir faussement indiqué à ses utilisateurs que leurs renseignements personnels n’étaient pas transmis à des développeurs tiers

> 8 millions à cinq entreprises en 2012 pour avoir utilisé des symboles ressemblant aux marques de commerce du Groupe Pages Jaunes

> 7,5 millions à Volkswagen Canada en 2016 pour de « fausses représentations » environnementales

> 7,5 millions à Audi Canada en 2016 pour de « fausses représentations » environnementales