Pendant plus d’une décennie, les pionniers du secteur des cryptomonnaies ont envisagé les monnaies numériques comme une branche « alternative » de la finance, un secteur renégat qui échapperait à l’emprise des grandes banques et des régulateurs gouvernementaux.

Mais à mesure que les monnaies numériques comme le bitcoin et l’ether se répandaient, le secteur des cryptomonnaies s’est heurté à une décision de la Cour suprême de 1946 qui a créé ce que l’on appelle le test de Howey, une analyse juridique qui détermine si un produit financier doit être soumis aux mêmes règles strictes que les actions et les obligations.

Ces dernières années, les régulateurs se sont appuyés sur ce précédent juridique pour affirmer que les cryptomonnaies étaient des titres comme les autres, à l’instar des actions d’Apple ou de General Motors. Le secteur des cryptomonnaies s’est rebiffé, ce qui l’a plongé dans une zone grise juridique à l’avenir incertain aux États-Unis.

Aujourd’hui, une résolution de ce conflit de longue date est en vue, alors que les juges fédéraux commencent à se pencher sur une série de poursuites intentées par le principal organisme de réglementation des valeurs mobilières du pays contre certaines des plus grandes entreprises de cryptomonnaies. Ce mois-ci, les juges ont tenu des audiences dans deux des affaires les plus importantes, qui pourraient dicter si l’industrie des cryptomonnaies, qui pèse plusieurs milliards de dollars, peut continuer à se développer aux États-Unis.

Les batailles juridiques sont « une question existentielle pour la cryptomonnaie », affirme la professeure Hilary Allen, de l’American University, spécialisée dans la réglementation financière.

Les batailles judiciaires se sont intensifiées au cours des 18 derniers mois, lorsque la Securities and Exchange Commission (SEC) a intenté des actions en justice pour faire respecter la loi, affirmant que les sociétés de cryptomonnaies opéraient comme des entreprises de valeurs mobilières non réglementées.

En réponse, le secteur a fait valoir que les lois régissant les transactions à Wall Street ne devraient pas s’appliquer aux monnaies numériques. Les deux parties ont remporté les premières victoires devant les tribunaux, ce qui a laissé la question en suspens.

Mais ce mois-ci, des juges fédéraux ont tenu des audiences dans deux affaires qui, selon les experts juridiques, devraient être plus décisives : les poursuites engagées par la SEC contre les bourses de cryptomonnaies Coinbase et Binance, qui explorent les questions centrales pour la bataille juridique dans son ensemble. Des décisions préliminaires dans ces procès sont attendues dans les semaines à venir, préparant le terrain pour un litige qui pourrait se rendre en Cour suprême.

« Nous avons élaboré notre stratégie juridique en fonction d’un éventuel face-à-face en Cour suprême, explique Paul Grewal, directeur juridique de Coinbase. Ce sont des questions qui ont des implications potentielles pour des pans entiers de l’économie. »

Test de Howey

La décision des tribunaux pourrait déterminer si l’industrie des cryptomonnaies peut s’enraciner davantage dans le système financier américain. Si la SEC l’emporte, affirment les partisans de la cryptomonnaie, cela étouffera la croissance d’une technologie nouvelle et dynamique et poussera les jeunes pousses à se délocaliser. Le gouvernement rétorque qu’une surveillance rigoureuse est nécessaire pour mettre fin à la fraude rampante qui a coûté des milliards de dollars aux investisseurs lorsque le marché des cryptomonnaies a implosé en 2022.

« L’histoire des marchés cryptographiques montre que les investisseurs sont exposés à des risques et qu’ils sont lésés par le mépris total de ces plateformes pour les exigences réglementaires », plaide Stephanie Allen, porte-parole de la SEC.

Le projet de la SEC concernant les cryptomonnaies s’inspire d’un arrêt de la Cour suprême de 1946 concernant des investissements dans des orangeraies de Floride. Cette affaire a conduit à la création du test de Howey, une norme juridique permettant de déterminer ce qui doit être fait de ce qui n’est ni une action, ni une obligation, ni une valeur mobilière.

Selon ce cadre, un produit financier devient une valeur mobilière lorsqu’il est possible d’investir dans une « entreprise commune » dans l’espoir de profiter des efforts d’autres personnes. Certains produits d’assurance et même des contrats de vente de chinchillas sont des exemples de valeurs mobilières au sens du test de Howey.

La classification d’une valeur mobilière s’accompagne d’un large éventail d’obligations légales : les entreprises qui proposent des titres doivent fournir des informations détaillées et se conformer à des procédures complexes de protection des investisseurs, dont la mise en œuvre peut s’avérer coûteuse.

Dans des remarques publiques, Gary Gensler, le président de la SEC, a affirmé que la plupart des monnaies numériques étaient considérées comme des valeurs mobilières aux termes du test de Howey, car les gens investissent dans les cryptomonnaies en espérant que les entreprises qui les émettent feront monter les prix. Seul le bitcoin, a-t-il souligné, échappe à la compétence de la SEC, car il n’est supervisé par aucun groupe ou individu central.

En vertu du pouvoir réglementaire de la SEC, M. Gensler aurait pu élaborer de nouvelles réglementations pour le secteur des cryptomonnaies. Mais il a plutôt plaidé que ce secteur devrait être régi par les lois existantes et les décisions de justice établies pour protéger les investisseurs contre la fraude.

PHOTO SHURAN HUANG, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le président de la SEC, Gary Gensler

Le secteur des cryptomonnaies a qualifié cette approche de trop large et a rétorqué qu’il devait y avoir un contrat formel entre le vendeur d’une pièce de monnaie numérique et un investisseur pour que l’arrangement constitue une opération sur titres.

« Balayer trop large »

L’audience de la semaine dernière dans l’affaire Coinbase devant le tribunal fédéral de New York a duré cinq heures, avec plus de 500 personnes qui se sont exprimées par téléphone ; environ 250 personnes ont assisté à l’audience de Binance lundi à Washington. Les deux audiences ont porté sur l’applicabilité du test de Howey aux monnaies numériques.

Les avocats de Coinbase ont fait valoir que la SEC essayait d’élargir l’intention du test de Howey pour couvrir les investissements en cryptomonnaies.

Sans un accord contractuel clair entre l’acheteur d’une monnaie numérique et son émetteur, ont plaidé les avocats, une cryptomonnaie n’est pas différente de tout autre « objet de collection » qui pourrait prendre de la valeur au fil du temps, comme les cartes de baseball ou les poupées Beanie Babies.

Lors de l’audience, la juge Katherine Polk Failla a semblé approuver certaines des inquiétudes de Coinbase concernant les excès de la SEC, en déclarant que la Commission pourrait « balayer trop large ».

« Nous avons tous peur que vous ayez si peu de limites à votre norme » que certains avocats soutiendront que les Beanie Babies sont des titres non enregistrés, a-t-elle dit à un avocat de la Commission.

Dans l’affaire Binance, la juge Amy Berman Jackson, à Washington, a semblé plus sceptique quant à la comparaison entre les pièces de monnaie numériques et les jouets de collection. Elle s’est toutefois inquiétée de la stratégie de la SEC et a pressé les avocats du gouvernement d’expliquer les limites de leur argumentation.

Ces auditions ont eu lieu quelques jours après une victoire majeure pour l’industrie des cryptomonnaies, lorsque la SEC a approuvé un nouveau produit d’investissement en bitcoins pour les transactions à Wall Street. M. Gensler s’était battu pour bloquer l’introduction de ce produit jusqu’à ce qu’un tribunal se prononce contre la SEC en août, forçant ainsi la main de l’agence.

« C’est une chose extraordinaire qui a donné de l’espoir aux gens », a affirmé M. Grewal. « L’optimisme règne désormais dans le secteur. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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