La Prestation canadienne d’urgence a un objectif noble, mais elle fait rager bien des entrepreneurs cet été. Le premier ministre Trudeau a annoncé vendredi une transition vers le programme de l’assurance-emploi, mais en attendant, les difficultés sont bien réelles sur le terrain. Témoignages.

La fabrique de bagels de Damien Cussac, dans Griffintown, est ouverte depuis un an et demi. Les activités ont pu continuer pendant le confinement, à horaires réduits. L’entreprise pourrait maintenant fonctionner à plein régime, mais les employés ne sont pas revenus.

« C’est difficile de dire à un employé de revenir quand il touche 2000 $ par mois pour rester chez lui », lâche le commerçant.

Pour Damien Cussac, le problème est de toute évidence la Prestation canadienne d’urgence (PCU), qu’Ottawa a prolongée jusqu’au 31 août – Justin Trudeau a laissé entrevoir vendredi la fin éventuelle du programme, sans préciser de date (voir texte en écran 5).

Le Trou Fabrique de bagels employait six personnes avant la crise. Elle a actuellement deux employés, un à temps plein et un autre à temps partiel. « Je ne peux pas ouvrir sept jours sur sept et rester ouvert jusqu’à 18 h, comme avant, donc je perds la clientèle du soir. »

Le fabricant de bagels offre de bonnes conditions de travail, assure Damien Cussac. Pas d’horaire de soir ou de nuit, comme c’est souvent le cas dans la boulangerie. Et la chaleur ? « Il fait chaud à côté du four, mais on a la climatisation et il ne fait pas plus chaud que l’hiver. »

L’entreprise a beau offrir à ses employés à temps plein, soit 40 heures par semaine, un salaire supérieur à ce qu’ils touchent avec la PCU, ils ne sont pas revenus.

« Je les comprends et je ne leur en veux pas du tout », assure le propriétaire.

Selon lui, la concurrence de la PCU est pire dans le cas des employés qui travaillent à temps partiel par choix.

Ceux qui veulent travailler 10 heures par semaine, par exemple, reçoivent beaucoup plus d’argent avec la PCU qu’en travaillant.

Damien Cussac, propriétaire de la fabrique de bagels Le Trou

Damien Cussac dit avoir refusé de payer ses employés « sous la table » pour qu’ils puissent continuer de toucher la prestation fédérale, comme certains lui en ont fait la demande.

Le propriétaire du Trou Fabrique de bagels tente de survivre à l’été. Il attend le retour des employés dans les bureaux et des résidants dans leurs condos.

« En ce moment, le quartier est vide, mais si on ferme [temporairement], les gens ne reviendront pas », dit-il.

Des impacts permanents

Les « dommages collatéraux » de la PCU ne seront pas qu’éphémères, craint Amir Karim, président de Polykar, important producteur d’emballages alimentaires et de sacs à ordures.

Dès les premiers jours de l’instauration de la PCU, Polykar affirme avoir dû faire face à un taux d’absentéisme « assez élevé ».

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Amir Karim, président de Polykar

« Ça a créé un énorme défi de main-d’œuvre pour pouvoir continuer de servir notre clientèle alors que nous devions rester ouverts », rappelle M. Karim. Les produits de l’entreprise étaient considérés comme essentiels.

Pour pallier le manque de main-d’œuvre, l’entreprise a dû augmenter les salaires. « Ça a créé une hausse permanente de nos coûts de main-d’œuvre, qui est là pour rester », craint M. Karim, au point qu’il faudra rapidement se pencher, à la grandeur du secteur manufacturier, sur les questions de productivité et de compétitivité. »

Si la PCU était amendée pour dire aux gens qu’ils peuvent en garder une partie même s’ils reviennent travailler, je suis convaincu que plusieurs de nos employés qui sont partis en mars reviendraient.

Amir Karim, président de Polykar

Les gouvernements pourraient se retrouver devant un autre problème au moment de la prochaine saison des impôts, prévient-il, puisqu’il est loin d’être assuré que tous les prestataires de la PCU auront mis de côté l’argent nécessaire pour payer leur dû sur des prestations qui sont imposables, mais qui ne font l’objet d’aucun prélèvement.

En attendant, il constate tous les matins en se rendant au travail qu’environ un employeur sur deux autour de son usine à Saint-Laurent affiche une bannière « Nous embauchons ».

« Il y a un contraste avec le taux de chômage qui est très élevé. C’est là que la PCU a créé des dommages collatéraux. »

De moins en moins de CV

Chez Aliments Luda, le recrutement est particulièrement difficile depuis un an, dit Robert Eiser, président de l’entreprise familiale en affaires depuis 1951.

Aliments Luda emploie 80 personnes dans la fabrication de soupes et de bases de sauce à Pointe-Claire. « C’est plus difficile de trouver des employés pour l’usine. Pour le bureau, ça va généralement bien », précise-t-il.

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Robert Eiser, président d’Aliments Luda

Avant la crise, le taux de chômage à 4 % pouvait expliquer que des entreprises comme la sienne éprouvent des difficultés à embaucher la main-d’œuvre dont elle avait besoin. « Quand le taux de chômage a grimpé jusqu’à 17 %, je m’attendais à recevoir plus de CV qu’avant, mais c’est l’inverse qui s’est produit », s’étonne-t-il.

C’est peut-être à cause de la Prestation canadienne d’urgence (PCU), convient-il.

Je ne veux pas accuser la PCU, il y a peut-être d’autres raisons [pour expliquer le manque de main-d’œuvre]. Mais c’est rendu criant.

Robert Eiser, président d’Aliments Luda

Aliments Luda se targue d’offrir de bons salaires et un environnement de travail agréable. « Je dois dire qu’on a des conditions de travail supérieures, avec des assurances entièrement payées par l’employeur, un régime de retraite collectif et des bourses d’études. »

On ne travaille ni de soir ni de nuit chez Aliments Luda. La journée commence à 7 h le matin et se termine à 15 h. Comme dans toutes les entreprises de transformation alimentaire, les mesures sanitaires sont intégrées au quotidien et les employés n’ont pas à s’inquiéter pour leur santé.

Faute de pouvoir embaucher la main-d’œuvre qu’il lui faut pour retrouver son niveau d’activités d’avant la crise, Aliments Luda fait faire des heures supplémentaires à ses employés. « Les employés de bureau font des tours d’usine et moi-même j’y passe beaucoup de temps », dit-il.

Robert Eiser a récemment laissé passer une occasion d’expansion qui l’aurait obligé à ajouter un quart de soir à son usine. Au-delà de l’impact de la crise sanitaire et de la PCU, le patron d’Aliments Luda s’inquiète du manque chronique de main-d’œuvre dans son secteur d’activités.

Une ouverture reportée de deux mois

L’épicier Mayrand ne s’en cache pas. La Prestation canadienne d’urgence (PCU) retarde carrément l’ouverture de sa troisième succursale, à Laval.

Celle-ci devait ouvrir en août, mais les clients devront plutôt attendre le mois d’octobre avant d’y mettre les pieds.

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Mario Bélanger, PDG des supermarchés Mayrand

« Je n’ai pas de monde ! dit en soupirant le président Mario Bélanger. On a fait des portes ouvertes en mai, pendant six heures, et on a eu huit personnes. » Et ce n’était pas faute d’avoir fait la promotion de l’événement, jure-t-il.

L’entreprise cherche à recruter plus de 80 employés pour son nouveau commerce, dont les rayons sont déjà prêts à être remplis d’aliments.

Mayrand assure que ses échelles salariales – revues l’an dernier – ne sont « pas loin de celles de Costco », réputées très avantageuses dans le secteur de la vente au détail. Mais les candidats potentiels calculent que la PCU est plus payante. À court terme, du moins.

Cette situation force le service des ressources humaines de Mayrand à élaborer un plan d’action « pour sortir des sentiers battus » en matière de recrutement, confie Mario Bélanger. Le report de l’ouverture n’est évidemment pas sans conséquences financières pour l’entreprise, mais « les actionnaires comprennent ».

Mayrand a par ailleurs ouvert une succursale à la mi-juillet au Mail Champlain de Brossard, et là aussi, il manque de bras. Une dizaine de postes doivent encore être pourvus.

Le recrutement y a été plus facile, puisqu’il avait débuté avant la pandémie ; le supermarché devait à l’origine ouvrir ses portes au début du mois de mars. Quand la pandémie a changé les plans, les employés choisis ont été intégrés à l’équipe de la succursale d’Anjou, qui en avait bien besoin compte tenu de la hausse spectaculaire des ventes.

D’abord les salaires, ensuite les tarifs

Pourvoir de nouveaux postes prend de plus en plus de temps, chez V Courrier, entreprise de Laval qui regroupe cinq services de messagerie.

« Les gens nous le disent carrément, raconte la présidente, Nathalie D’Aoust : “Je vais finir ma PCU, je serai disponible à partir de telle date”, ou encore : “Non, je suis sur la PCU, je ne peux pas prendre d’emploi.” »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Nathalie D’Aoust, présidente de V Courrier

À court terme, il a fallu augmenter les salaires pour convaincre certains candidats. L’entreprise assurait déjà pourtant un salaire minimal de 15 $ l’heure.

Les gens ne réalisent pas qu’ils vont devoir payer de l’impôt l’année prochaine sur la PCU qu’ils ont reçue.

Nathalie D’Aoust, présidente de V Courrier

« Ce que ça fait, c’est qu’à un moment donné, il va falloir augmenter les tarifs », prévient l’entrepreneure, qui est nettement plus élogieuse envers l’autre programme mis sur pied par Ottawa, la Subvention salariale d’urgence. Cette dernière verse aux employeurs jusqu’à 75 % du salaire de leurs employés, afin de maintenir ceux-ci en poste.

« Ils peuvent faire plus d’heures, ils peuvent suivre des cours. Moi, j’ai une employée qui a fait des cours d’anglais. C’est génial comme idée. Quand on met quelqu’un à pied et qu’il revient, il a oublié tous ses mots de passe, la productivité baisse. La subvention, c’est bon pour les entreprises, et c’est bon pour la santé mentale des employés. »

Une publicité pour convaincre

« Lâche-toi le PCU ! » Le message publicitaire diffusé par Plaisirs Gastronomiques sur les réseaux sociaux pourrait difficilement être plus clair.

Dans les premiers jours du confinement, l’entreprise de transformation alimentaire, considérée comme un service essentiel, a bénéficié d’un afflux de candidatures très bienvenu, après des années à se démener contre la pénurie de main-d’œuvre.

« Nous étions effectivement optimistes puisque nous avions reçu beaucoup de curriculum vitæ en très peu de temps, mais c’était avant les annonces des différents programmes gouvernementaux », note son coprésident et fondateur, Christophe Beauvais.

« La PCU a clairement et directement contribué à la dynamique du marché de l’emploi, mais malheureusement en accélérant la pénurie. »

Le gouvernement a essentiellement offert à une grande partie de la population de maintenir son niveau de vie et d’en profiter sans trop faire d’efforts.

Christophe Beauvais, coprésident et fondateur de Plaisirs Gastronomiques

En fin de compte, il est encore plus difficile pour l’entreprise de recruter maintenant qu’avant la crise, particulièrement des étudiants ou de la main-d’œuvre journalière.

« C’est assez complexe, observe M. Beauvais. Il y a de fausses candidatures, où les gens font semblant de faire des démarches de recherche d’emploi sans être réellement disponibles. Autrement dit, ils sont obligés de la faire, mais ils préfèrent ne pas travailler et continuer de bénéficier de la PCU. »