Cette histoire commence bien avant la COVID-19 et tous les problèmes de frontières bloquées qu’elle a engendrés.

Elle commence en 2013, quand l’homme d’affaires québécois Pierre Boutin, installé à Albany, dans l’État de New York – et actuellement coincé à Montréal –, a décidé de s’intéresser à la carpe asiatique, en parallèle avec son travail de conseiller en démarchage pour entreprises voulant percer le marché américain.

La carpe asiatique, pour ceux qui ne la connaissent pas, c’est en fait quatre espèces de carpes, notamment la carpe argentée, dont il sera question ici. Toutes ces carpes réputées pour leur voracité ont été importées d’Asie vers les États-Unis, en Arkansas surtout, pendant les années 1970, pour « nettoyer » la végétation dans les bassins de pisciculture de poisson-chat, ingrédient phare de la soul food des États du Sud.

Ces carpes ont fait le boulot qu’on attendait d’elles jusqu’à ce que des intempéries majeures provoquent des inondations et autres débordements permettant aux poissons de s’échapper de leurs bassins pour aller nager dans le Mississippi et ses affluents. (Oui, vous avez le droit, ici, de penser au film de Disney Lilo and Stitch.) À partir de là, elles ont commencé à vivre dans la nature. Toujours voraces, surtout l’argentée, nettoyant parfois à l’excès la végétation lacustre, tout en envahissant les milieux de vie et les sources de nourriture des espèces indigènes, bref, elles ont mis en péril les écosystèmes.

Aujourd’hui, la carpe argentée est considérée comme une espèce terriblement envahissante. On la craint.

Elle a remonté les États-Unis dans toutes sortes de rivières et de lacs jusqu’à la porte des Grands Lacs et du Canada. (Au Québec, on a trouvé de l’ADN de carpe des roseaux, une de ses espèces sœurs, dans certains cours d’eau.)

Sur son chemin, elle fait peur aux plaisanciers, car quand elle est stressée par le bruit du moteur de bateaux, elle peut faire des bonds de trois mètres de haut. En banc, ça fait tout un chahut. Un réel fléau dans les zones touristiques.

Et maintenant, on craint qu’elle n’arrive dans les Grands Lacs, où elle pourrait mettre à mal les équilibres existants.

On peut la pêcher, et plusieurs pêcheurs le font, mais on lui cherche des débouchés.

Car contrairement à bien des Européens de l’Est qui adorent la carpe au point d’en faire le plat festif central de Noël, en Amérique du Nord, on la boude, la confondant presque avec le crapet-soleil, même si ce n’est pas du tout un poisson de fond au goût vaseux. Au contraire.

Et c’est ici que Pierre Boutin entre en jeu.

L’homme d’affaires a décidé de lui en trouver, des débouchés.

PHOTO JENS BUETTNER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

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« La pêche dans les Grands Lacs, c’est une industrie de 7 milliards », dit l’homme d’affaires, dont l’entreprise s’appelle E&E Marketing Management. « Il faut la protéger. »

Donc, ajoute-t-il, il faut dès maintenant trouver des débouchés pour commercialiser le poisson avant qu’il ne s’étende trop, pour contrôler les populations.

« Le plus gros défi, affirme Boutin, c’est son nom. Pourtant, c’est un poisson dont la qualité en cuisine se compare à la truite ou au saumon. » Son défaut, c’est qu’elle se reproduit trop vite et mange la nourriture des autres.

Donc, oui, on peut envisager de la commercialiser pour consommation humaine, mais on peut penser aussi aux animaux.

Pour cela, il a plusieurs idées, dont deux qui sont déjà en marche.

La première : faire de la farine avec la chair et les arêtes du poisson cuit, qui serviront à faire des croquettes pour nourrir les chiens.

Le défi a été relevé par l’entreprise québécoise Wilder et Harrier, qui vient de mettre en marché cette nouvelle gamme, après les gâteries à base de farine de grillon et la nourriture pour chiens à base de mouches soldates noires.

« C’est lui qui nous a contactés », explique Philippe Poirier, fondateur et président de Wilder et Harrier, spécialisé dans la nourriture aux protéines alternatives écoresponsables. L’entreprise n’a pas hésité. Le produit correspondait à ses valeurs. « Et la carpe, c’est idéal pour nous », dit Poirier.

Les chiens aiment le goût du produit, et en plus, les arêtes – un obstacle pour les humains – sont broyées et s’intègrent à la nourriture, ce qui assure une bonne quantité de calcium.

Les croquettes sont arrivées en magasin déjà, dans les boutiques de produits pour animaux indépendantes et dans la grande chaîne Mondou.

Mais Pierre Boutin suit aussi une deuxième idée.

Celle d’utiliser la carpe comme appât pour la pêche au crabe et au homard.

Je vous en ai souvent parlé : actuellement, les pêcheurs de homards utilisent des poissons entiers pour attirer les crustacés dans leurs cages. Des harengs, des plies, des maquereaux… De la nourriture souvent importée, qui pourrait être consommée par les humains, des poissons peu touchés par les bestioles et ensuite jetés à la mer une fois les cages remontées. Comme utilisation de la biomasse, on a vu mieux. Surtout si, en plus, les poissons viennent d’Espagne, comme je l’ai vu cet été en Gaspésie.

Donc, M. Boutin pense qu’on peut utiliser la carpe congelée et coupée en morceaux comme appât. Ou encore de la carpe mélangée avec des résidus des usines de transformation de poisson pour en faire des boules de pâte.

Est-ce que ça fonctionne ?

« On fait des tests », dit M. Boutin. Dans le Maine, les pêcheurs de homards ont accepté d’essayer la carpe, mais seulement celle provenant des lacs Barkley et Kentucky, pour des raisons environnementales. En Louisiane, des pêcheurs de crabes ont connu un bon succès, dit l’homme d’affaires, qui parle d’une efficacité de 25 % supérieure aux appâts traditionnels. « Mais c’est aléatoire », pour le moment.

Pour avoir des résultats plus précis et plus scientifiques, il collabore avec des chercheurs de l’Université Cornell, et la NOAA, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, a aussi été saisie du dossier.

Donc ce débouché chemine.

Mais il y a d’autres possibilités. Faire de la farine pour nourrir les poissons en pisciculture, des fertilisants, car la chair est riche en azote… Et la liste continue.

Et si la carpe argentée pouvait être une mine d’or ?