Quand l’armée russe s’est approchée de Kyiv au début de l’invasion l’an dernier, la boulangerie Zavertailo a fermé boutique et a préparé des repas gratuits pour les soldats qui défendaient la ville, tout en continuant de payer ses employés. L’approvisionnement a tari, interrompu par les violents combats autour de Kyiv, et la boulangerie a manqué d’argent.

« Tout était fermé, on n’avait plus de revenus », raconte Anna Zavertailo, fondatrice de la boulangerie. « Il a fallu trimer dur et longtemps pour redémarrer les affaires. »

Mais ça a marché. Le printemps dernier, Anna Zavertailo a ouvert une deuxième boulangerie à Kyiv, encouragée par un semblant de retour à la normale. La capitale ukrainienne s’est petit à petit adaptée à la guerre et la demande est revenue. « On a vu de nouvelles occasions », dit Viktoriia Kolomiiets, directrice des opérations de Zavertailo.

La croissance de l’entreprise s’inscrit dans une reprise économique plus large, quoique modeste, en Ukraine. La production économique de l’Ukraine demeure bien plus faible qu’avant la guerre – l’économie s’est contractée d’un tiers après l’invasion russe en 2022 –, mais elle devrait croître de 3,5 % cette année, estime la Banque mondiale, grâce à la reprise des dépenses intérieures et au soutien financier des pays alliés.

Selon les économistes, le retour au niveau d’avant-guerre de l’économie ukrainienne prendra des années et toute prévision en période de guerre est incertaine. D’énormes défis se profilent : reconstruction des villes dévastées du pays ; déficit en croissance avec la guerre qui s’éternise ; pénurie de main-d’œuvre causée par l’exode des Ukrainiens fuyant la guerre ; mobilisation des hommes en âge de travailler pour combattre.

Résilience et stabilité

Néanmoins, après près de 20 mois de guerre, analystes et gens d’affaires évoquent un sentiment de résilience et de relative stabilité qui joue sur la confiance des consommateurs et des investisseurs.

« L’économie ukrainienne s’adapte à la guerre », dit Olena Bilan, économiste en chef de la banque d’investissement Dragon Capital, de Kyiv. Les gens sont passés du « mode épargne » à un état d’esprit « plus détendu » où on peut dépenser davantage.

Un rapport récent de la Banque mondiale prédit un rebond de 5 % de la consommation privée en Ukraine cette année, après qu’elle se fut contractée d’un quart en 2022. Dans des villes comme Kyiv et Dnipro, éloignées des combats, mais sous la menace d’attaques aériennes russes, les clients retournent au restaurant et dans les magasins.

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Selon les économistes, la capacité de l’Ukraine à s’adapter aux défis de la guerre a contribué à stabiliser l’économie du pays. Les Ukrainiens se sentent plus à l’aise de dépenser, comme ces clients d’un café près de Zaporijjia.

« Aujourd’hui, les Ukrainiens comprennent que la guerre risque d’être longue et que la vie continue », croit Andréiy Chéroukah, PDG d’Etnodim, qui fabrique des vychyvankas, les chemises brodées traditionnelles ukrainiennes. La ferveur patriotique a fait tripler ses ventes cette année par rapport à 2022.

[Les Ukrainiens] continuent de travailler et d’acheter des vêtements et d’autres articles pas nécessairement essentiels, mais qui préservent un sentiment de normalité.

Andréiy Chéroukah, PDG d’Etnodim

Les gens ont besoin d’habitudes pour faire face à la guerre, dit Olga Koustenko, copropriétaire du First Point Espresso Bar, dans le quartier branché de Podil, à Kyiv. Ses clients reviennent parce que son café est un endroit familier où passer du temps. La demande est forte et elle a ouvert un deuxième café au printemps.

L’augmentation inattendue des dépenses pousse les institutions financières à revoir à la hausse leurs prévisions économiques. Le Fonds monétaire international prévoit une hausse de 2 % de la production totale du pays en 2023. C’est un peu moins optimiste que les prévisions de la Banque mondiale, mais c’est bien mieux que la baisse de 3 % annoncée à l’origine.

Certes, cette croissance se mesure à partir d’une base très basse, après que l’économie ukrainienne eut été ravagée par un an de guerre. Notamment, l’aciérie Azovstal, qui représentait 20 % de la production d’acier de l’Ukraine, a été détruite quand les Russes ont pris Marioupol l’an dernier.

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L’ouverture de nouvelles routes fluviales vers l’Europe de l’Ouest, quand Moscou a bloqué la mer Noire, a permis la reprise partielle des exportations agricoles.

Par ailleurs, le taux de croissance peut aussi être trompeur sur la santé économique d’un pays en temps de guerre : la production est souvent dopée par les commandes militaires du gouvernement. L’Ukraine consacre une grande partie de son budget à l’armée et à la production d’armes.

Mais selon les économistes, la capacité de l’Ukraine à s’adapter aux défis de la guerre a contribué à stabiliser l’économie du pays. Par exemple, en maintenant l’électricité malgré la campagne hivernale de Moscou contre son infrastructure énergétique.

L’ouverture de nouvelles routes commerciales quand Moscou a bloqué la mer Noire a permis la reprise partielle des exportations agricoles (l’essentiel des revenus de l’Ukraine avant la guerre), note Maria Repko, directrice adjointe du Centre de stratégie économique, à Kyiv.

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L’aciérie Azovstal, qui représentait 20 % de la production d’acier de l’Ukraine, a été détruite quand les Russes ont pris Marioupol l’an dernier.

La Banque mondiale estime que les exportations de l’Ukraine diminueront encore cette année avant d’augmenter de 15 % en 2024 et de 30 % en 2025, une bonne nouvelle économique si la guerre s’éternise.

Comme la Russie, l’Ukraine restructure son économie en fonction de la guerre. Le budget ukrainien total sera de 46 milliards en 2024, et plus de la moitié sera consacrée à la défense.

Mais les revenus fiscaux sont bien en deçà de ces dépenses et le déficit budgétaire atteindra 21 % du PIB, prévoit le ministre des Finances, Denys Chmyhal, selon qui l’Ukraine aura besoin de 42 milliards en aide extérieure.

Cette somme sera difficile à amasser. Le soutien à l’Ukraine s’émousse aux États-Unis, et l’attention du monde se tourne vers Israël et Gaza. « C’est très inquiétant », dit Maria Repko.

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