(Londres) Lorsque les chefs d’entreprise et les dirigeants politiques du monde entier se sont réunis en 2018 à l’occasion du forum économique annuel de Davos, en Suisse, l’ambiance était à la jubilation. La croissance dans tous les grands pays était en hausse. L’économie mondiale, avait déclaré Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds monétaire international, « se trouve dans une situation très favorable ».

Cinq ans plus tard, les perspectives se sont nettement assombries.

« Presque toutes les forces économiques qui ont alimenté le progrès et la prospérité au cours des trois dernières décennies s’estompent, a averti la Banque mondiale dans une analyse récente. Il pourrait en résulter une décennie perdue, non seulement pour certains pays ou régions, comme cela s’est produit dans le passé, mais aussi pour le monde entier. »

Il s’est passé beaucoup de choses entre-temps : une pandémie a frappé, une guerre a éclaté en Europe, les tensions entre les États-Unis et la Chine ont explosé. Et l’inflation, que l’on croyait rangée dans les collections d’albums disco, est revenue en force.

Mais lorsque la poussière est retombée, il est soudain apparu que presque tout ce que nous pensions savoir sur l’économie mondiale était faux.

Les conventions économiques sur lesquelles les décideurs politiques s’appuyaient depuis la chute du mur de Berlin il y a plus de 30 ans – la supériorité indéfectible des marchés ouverts, de la libéralisation des échanges et de l’efficacité maximale – semblent dérailler.

Pendant la pandémie de COVID-19, l’incessante volonté d’intégrer l’économie mondiale et de réduire les coûts a privé les professionnels de la santé de masques et de gants médicaux, les constructeurs automobiles de semi-conducteurs, les scieries de bois d’œuvre et les acheteurs de souliers Nike.

PHOTO FABIO BUCCIARELLI, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Patients atteints de la COVID-19, dans un hôpital de Bergame, en Italie, en mars 2020

L’idée selon laquelle le commerce et les intérêts économiques partagés permettraient d’éviter les conflits militaires a été piétinée l’année dernière sous les bottes des soldats russes en Ukraine.

La multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, qui ont détruit des récoltes, forcé des migrations et arrêté des centrales électriques, a montré que la main invisible du marché ne protégeait pas la planète.

Aujourd’hui, alors que la deuxième année de guerre en Ukraine s’éternise et que les pays luttent contre une croissance molle et une inflation persistante, les questions relatives aux nouvelles règles du jeu économique occupent le devant de la scène.

La mondialisation, considérée au cours des dernières décennies comme une force aussi imparable que la gravité, évolue manifestement de manière imprévisible. L’éloignement d’une économie mondiale intégrée s’accélère. Et la meilleure façon d’y répondre fait l’objet d’un débat acharné.

Bien sûr, les remises en cause du consensus économique régnant se multiplient depuis un certain temps.

Série de crises

L’effondrement financier de 2008 a failli mettre à mal le système financier mondial. La Grande-Bretagne s’est retirée de l’Union européenne en 2016. Le président Donald Trump a imposé des droits de douane à la Chine en 2017, déclenchant une mini-guerre commerciale.

Mais en commençant par la COVID-19, la série de crises qui a suivi a révélé avec une clarté saisissante des vulnérabilités qui exigeaient une attention particulière.

Comme l’a conclu le cabinet de conseil EY dans ses perspectives géostratégiques pour 2023, les tendances à l’origine de l’abandon de la mondialisation croissante « ont été accélérées par la pandémie – puis elles ont été renforcées par la guerre en Ukraine ».

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Bâtiments détruits à Bakhmout, en mai dernier

La fin de l’histoire

Le sentiment d’inquiétude qui règne aujourd’hui contraste fortement avec le triomphalisme enivrant qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991. C’était une période où un théoricien pouvait déclarer que la chute du communisme marquait « la fin de l’histoire » – que les idées démocratiques libérales non seulement avaient vaincu leurs rivales, mais aussi représentaient « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité ».

Les théories économiques associées concernant l’essor inéluctable du capitalisme mondial de libre marché ont pris un éclat similaire d’invincibilité et d’inévitabilité. L’ouverture des marchés, l’absence d’intervention de l’État et la recherche incessante de l’efficacité constituaient la meilleure voie vers la prospérité.

On pensait qu’un nouveau monde où les marchandises, l’argent et l’information sillonneraient la planète balaierait l’ancien ordre des conflits de la guerre froide et des régimes non démocratiques.

L’optimisme était de mise. Au cours des années 1990, l’inflation était faible, tandis que l’emploi, les salaires et la productivité étaient en hausse. Le commerce mondial a presque doublé. Les investissements dans les pays en développement ont explosé. Les marchés boursiers ont progressé.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été créée en 1995 pour faire respecter les règles. L’entrée de la Chine, six ans plus tard, a été perçue comme une transformation. Et le fait de relier un énorme marché à 142 pays allait irrésistiblement attirer le géant asiatique vers la démocratie.

La Chine ainsi que la Corée du Sud, la Malaisie et d’autres pays ont transformé des agriculteurs en difficulté en ouvriers urbains productifs. Les meubles, les jouets et les produits électroniques qu’ils ont vendus dans le monde entier ont généré une croissance considérable.

La feuille de route économique privilégiée a contribué à produire des richesses fabuleuses, à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté et à stimuler des avancées technologiques merveilleuses.

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Parc solaire, en Chine

Pas que du rose

Mais il y a eu aussi des échecs cuisants. La mondialisation a accéléré le changement climatique et creusé les inégalités.

Les entreprises se sont lancées dans une chasse au trésor mondiale pour trouver des travailleurs à bas salaires, sans se soucier des protections de ces travailleurs, de l’impact sur l’environnement ou des droits démocratiques. Elles en ont trouvé beaucoup dans des pays comme le Mexique, le Viêtnam et la Chine.

Les téléviseurs, les t-shirts et les tacos n’ont jamais été aussi bon marché, mais de nombreux services essentiels, tels que les soins de santé, le logement et l’enseignement supérieur, sont de plus en plus hors de portée.

L’exode des emplois a fait baisser les salaires dans les pays d’origine et a affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs, stimulant les sentiments anti-immigrés et renforçant les leaders populistes de la droite dure tels que Trump aux États-Unis, Viktor Orbán en Hongrie et Marine Le Pen en France.

Le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis Jake Sullivan a déclaré dans un récent discours que l’une des principales erreurs de la politique économique américaine avait été de supposer « que les marchés allouent toujours le capital de manière productive et efficace, quoi que fassent nos concurrents, quelle que soit l’ampleur de nos défis communs et quel que soit le nombre de garde-fous que nous ayons abattus ».

Les pays pauvres ont payé le prix

Dans les pays en développement, les résultats pourraient être désastreux.

Les ravages économiques causés par la pandémie, combinés à la flambée des prix des denrées alimentaires et des carburants provoquée par la guerre en Ukraine, ont engendré une vague de crises d’endettement. La hausse des taux d’intérêt a aggravé ces crises. Les dettes, tout comme l’énergie et les denrées alimentaires, sont souvent évaluées en dollars américains sur le marché mondial, de sorte que lorsque les taux américains augmentent, les paiements de la dette deviennent plus coûteux.

Le cycle des prêts et des renflouements a toutefois des racines plus profondes.

Les pays les plus pauvres ont été poussés à lever toutes les restrictions sur les mouvements de capitaux à l’intérieur et à l’extérieur du pays. L’argument était que l’argent, comme les marchandises, devait circuler librement entre les nations.

En permettant aux gouvernements, aux entreprises et aux particuliers d’emprunter auprès de prêteurs étrangers, on pouvait financer le développement industriel et les infrastructures essentielles.

« La mondialisation financière était censée ouvrir une ère de croissance robuste et de stabilité fiscale dans les pays en développement », explique Jayati Ghosh, économiste à l’Université du Massachusetts à Amherst. Mais, a-t-elle ajouté, « elle a fini par faire le contraire ».

Retour à l’autosuffisance

Si l’effondrement de l’Union soviétique a ouvert la voie à la domination de l’orthodoxie du marché libre, l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie l’a maintenant définitivement déstabilisée.

Selon Henry Farrell, professeur à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies, l’histoire de l’économie internationale aujourd’hui est celle de « la façon dont la géopolitique engloutit l’hypermondialisation ».

La politique des grandes puissances à l’ancienne a accompli ce que la menace d’un effondrement catastrophique du climat, les troubles sociaux et l’aggravation des inégalités n’ont pas pu faire : elle a bouleversé les idées reçues sur l’ordre économique mondial.

Josep Borrell, responsable des affaires étrangères et de la politique de sécurité de l’Union européenne (UE), l’a exprimé sans détour dans un discours prononcé dix mois après l’invasion de l’Ukraine : « Nous avons dissocié les sources de notre prospérité des sources de notre sécurité. » L’Europe a obtenu de l’énergie bon marché de la Russie et des produits manufacturés bon marché de la Chine. « C’est un monde qui n’existe plus », a-t-il déclaré.

Les étranglements de la chaîne d’approvisionnement dus à la pandémie et à la reprise qui a suivi avaient déjà mis en évidence la fragilité d’une économie dont les sources sont mondiales. Au fur et à mesure que les tensions politiques liées à la guerre se sont accrues, les décideurs ont rapidement ajouté l’autonomie et la force aux objectifs de croissance et d’efficacité.

La nouvelle réalité se reflète dans la politique américaine. Les États-Unis, principaux architectes de l’ordre économique libéralisé et de l’OMC, se sont détournés d’accords de libre-échange plus complets et ont refusé à plusieurs reprises de se conformer aux décisions de l’OMC.

Bien que l’ancienne orthodoxie économique ait été partiellement abandonnée, on ne sait pas exactement ce qui la remplacera. L’improvisation est à l’ordre du jour. La seule hypothèse sur laquelle on peut s’appuyer en toute confiance aujourd’hui est que le chemin vers la prospérité et les compromis politiques deviendront plus obscurs.

Cet article a d’abord été publié par le New York Times.

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