Pendant que des pays européens saisissent les yachts d’oligarques russes, le Canada ne veut pas dire s’il a gelé des actifs russes au Canada. Pour justifier ce refus, Ottawa invoque la « confidentialité » sur les « activités commerciales ».

Trois semaines après le début de la guerre en Ukraine, environ 700 Russes et entreprises russes, dont des oligarques, sont sous l’effet de sanctions économiques au Canada. Ces personnes et entreprises ne peuvent pas en théorie faire de transactions au Canada et s’ils ont des actifs au pays, ceux-ci doivent être gelés. Mais Ottawa refuse de dire s’il a gelé des actifs russes depuis le début de la guerre en Ukraine. On ne connaît pas non plus l’étendue des efforts effectués par les autorités fédérales à cet effet.

« En raison de l’obligation du gouvernement du Canada de protéger les informations confidentielles sur les activités commerciales des entreprises individuelles, nous ne pouvons pas fournir d’autres commentaires sur cette question », a indiqué par courriel Affaires mondiales Canada.

« Le Canada prend cette série de mesures en étroite coordination avec ses alliés et ses partenaires internationaux », a indiqué par courriel le cabinet de la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly.

Cette coordination [internationale] est essentielle pour maximiser leur impact et s’assurer qu’il n’y a pas d’échappatoire possible pour les individus visés par les sanctions, peu importe leurs actifs au Canada.

Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) sont chargés d’appliquer les sanctions économiques. Affaires mondiales Canada a indiqué que les deux organismes « enquêtent sur les infractions potentielles et veillent à l’application » des sanctions. La GRC n’a pas répondu à La Presse et l’ASFC a dirigé nos questions vers Affaires mondiales Canada.

Des sanctions visibles en Grande-Bretagne et en Europe

L’approche discrète du Canada tranche avec celle de certains de ses alliés.

La semaine dernière, la Grande-Bretagne, où les oligarques russes sont très présents dans l’économie depuis des décennies, a gelé environ 15 milliards de livres sterling (25 milliards de dollars) en actifs de sept oligarques russes.

Le Royaume-Uni a notamment gelé certains des actifs du milliardaire Roman Abramovitch, propriétaire du club de football de Chelsea. Roman Abramovitch fait l’objet de sanctions au Canada et au Royaume-Uni, mais pas le fabricant d’acier Evraz, dont il est le plus important actionnaire avec 28 % des actions. Evraz a des installations dans l’Ouest canadien et a été l’un des fournisseurs du pipeline TransMountain.

Les pays du G7 et l’Union européenne viennent de lancer un groupe de travail qui vise à traquer les actifs des oligarques russes faisant l’objet de sanctions.

Les États-Unis ont fourni depuis trois semaines des informations à leurs alliés ayant mené à la saisie en Europe de yachts d’une valeur totale de plusieurs centaines de millions de dollars, selon le département américain du Trésor. L’Espagne a saisi cette semaine trois yachts.

« Blanchiment à la neige »

Cette absence d’informations concrètes sur les actifs détenus par des oligarques russes ramène à un problème récurrent : la difficulté de savoir qui se cache réellement derrière les sociétés-écrans enregistrées au Canada. Cette situation a été mise en lumière dans un rapport accablant publié mardi par l’organisme Transparency International Canada (TIC).

Le document, intitulé Snow-washing, Inc., expose en détail comment le Canada s’est taillé une place peu enviable sur la scène mondiale ces dernières années comme paradis pour y cacher des actifs. Certains ont surnommé ce phénomène « blanchiment à la neige », en référence à notre climat nordique.

Le cœur du problème réside dans la possibilité qu’ont les individus fortunés – notamment des oligarques russes – d’enregistrer ici des sociétés-écrans sans avoir à divulguer la véritable identité de leurs « bénéficiaires ultimes ». Ce voile de confidentialité a fait du Canada un endroit idéal pour blanchir de l’argent tiré d’activités illégales ou cacher des fonds à l’abri du fisc, entre autres dans l’immobilier.

Cette réputation de laxisme se répand de plus en plus à l’étranger. Dans son rapport, TIC donne plusieurs exemples de publicités faites par des firmes de consultants internationaux, notamment russes, qui encouragent leurs riches clients à incorporer des « sociétés à partenariat limité » au Canada.

L’une de ces boîtes vante le fait qu’il n’est pas nécessaire de « dévoiler le bénéficiaire ultime aux autorités ». Une autre souligne que le Canada offre « un degré élevé d’anonymat ». Certaines de ces annonces rappellent que le Canada jouit d’une réputation enviable qui permettra de brouiller encore davantage les pistes.

C’est quelque chose qu’on dit depuis des années, que le Canada est un maillon faible [à l’échelle mondiale], mais maintenant, ce n’est plus nous qui le disons : ce sont les firmes qui font la promotion du Canada comme paradis fiscal.

James Cohen, directeur de TIC

Le gouvernement fédéral a annoncé en avril 2021 son intention de créer un « registre public de la propriété effective des entreprises » qui obligera toutes les sociétés enregistrées au pays à divulguer publiquement la véritable identité de leurs propriétaires et administrateurs.

Le hic ? Ottawa compte seulement implanter ce registre… en 2025. Une éternité, qui pourrait laisser le temps à bien des oligarques russes de déplacer leurs actifs hors du Canada avant que ceux-ci ne soient identifiés par les autorités, dénonce James Cohen. « Il y a certainement moyen de le faire beaucoup plus vite plutôt que d’attendre 2025 », lance-t-il.

Le gouvernement a fait très lentement des pas dans la bonne direction, mais c’est le temps d’augmenter la cadence », dit pour sa part DT Cochrane, économiste pour l’organisme Canadiens pour une fiscalité équitable, qui a participé à la conception du rapport, en entrevue avec La Presse.

S’il demande à Ottawa de presser le pas, le rapport de TIC salue par ailleurs la décision du Québec, qui mettra en place son propre registre provincial des bénéficiaires ultimes d’ici au 1er octobre 2022.

Avec l’Agence France-Presse et The Guardian

Consultez le rapport de l’organisme Transparency International Canada (en anglais)
En savoir plus
  • 7,1 milliards US
    Fortune du milliardaire russe Roman Abramovitch, selon le magazine Forbes (en date de mercredi). Propriétaire du club de soccer Chelsea à Londres, M. Abramovitch fait l’objet de sanctions économiques notamment au Canada et au Royaume-Uni.
    source : forbes