(Seattle) J’ai amplement parlé durant mes reportages sur la côte ouest américaine de tous les facteurs inquiétants de ces temps très particuliers. La fumée des incendies sans précédent qui pollue même l’air des grandes villes, l’explosion du nombre de sans-abri installés dans des campements sur les trottoirs et dans les parcs au cœur des cités, les dégâts matériels des manifestations quasi quotidiennes contre la violence policière, la désolation laissée par les fermetures liées à la COVID-19, la polarisation politique.

Mais il y a une chose bouleversante qui m’a déprimée dont je ne vous ai pas encore parlé : l’épicerie de l’avenir. Ou du moins la vision d’Amazon de l’épicerie moderne, une invention appelée Amazon Go lancée à Seattle en 2018, mais maintenant déployée aussi à San Francisco, Los Angeles, New York et Chicago.

PHOTO FOURNIE PAR AMAZON GO

Le concept Amazon Go a été lancé à Seattle en 2018.

J’y suis allée, à Seattle. Et ça m’a donné un cafard de folie.

Le concept d’Amazon Go est à la fois très simple et très compliqué. C’est un commerce sans humain et même sans caisse.

On y entre en montrant non pas patte blanche, mais en scannant son identité par l’entremise de l’application d’Amazon Go téléchargée sur un téléphone. Et on en sort sans payer à la caisse. Des caméras et différents capteurs installés un peu partout dans le commerce enregistrent ce qu’on prend sur les tablettes et ce qu’on met dans notre sac. Et l’application se charge ensuite de facturer tout cela à la carte de crédit liée à notre compte.

Je ne sais pas qui détestait passer à la caisse à l’épicerie suffisamment chez Amazon pour mettre ce projet en marche.

Mais honnêtement, je ne comprends pas le but de tout cet exercice.

L’expérience de magasinage, avant de sortir et donc avant de ne pas avoir à attendre et payer à la caisse, qu’on soit dans l’épicerie ou le dépanneur Amazon Go – il y a les deux formats à Seattle et j’ai essayé les deux –, est tellement dénaturée, tellement étrange dans le sens inconfortable du terme, tellement loin de ce qui peut rendre une visite à l’épicerie amusante, qu’on se demande vraiment qu’est-ce qu’on gagne à ne pas passer à la caisse.

Tout le système d’Amazon Go repose sur le fait que des ordinateurs puissent savoir exactement ce qu’on achète et ce qu’on met dans notre sac ou notre panier d’épicerie.

Pour que ça fonctionne, vous comprendrez, on ne peut pas avoir une foule d’articles et surtout, tout ce qu’on achète doit avoir le même format, la même allure, pour que les capteurs et caméras puissent les reconnaître.

Si vous êtes du genre à vous inquiéter du sort des fruits et légumes « moches », vous allez pleurer en arrivant là. Oubliez la diversité.

TOUS les fruits ont exactement la même allure, le même format, le même poids, pour que les caméras sachent exactement comment reconnaître une pêche ou une pomme et combien elle doit être facturée.

Peut-être qu’un jour, le système sera assez fin et intelligent pour faire la différence entre une pêche à la chair jaune et une autre à la chair blanche, mais en attendant, elles sont toutes identiques.

Vous savez ce que j’ai trouvé le plus bizarre ? Les steaks. Là encore, l’objet doit être parfaitement uniforme pour être identifié automatiquement par des machines, des machines peut-être subtiles grâce à leurs capacités de gestion de données issues de la recherche en intelligence artificielle la plus de pointe possible, néanmoins des machines. Donc, les steaks d’aloyau, par exemple, ce que les Américains appellent « T-bone », sont absolument pareils, emballés hermétiquement, cordés les uns derrière les autres sur un étalage qui pourrait tout autant accueillir des paquets de piles AAA ou de l’huile à moteur. Ça m’a tout de suite fait penser à un classique du cinéma français, L’aile ou la cuisse, un film mettant en vedette un Louis de Funès aux prises avec un géant de la nourriture industrielle, Tricatel, qui produit ainsi de la viande moulée en formes spécifiques.

C’est là que l’évidence m’a sauté au visage : le problème avec Amazon Go, ce n’est pas l’absence de caissiers, un job parmi d’autres sur la longue liste de postes dont la disparition peut se comprendre dans un contexte de plein emploi où les humains seraient déployés ailleurs, à des tâches plus créatives, plus enrichissantes, gratifiantes.

Le problème avec Amazon Go est ailleurs.

Le problème, c’est la déshumanisation totale du commerce.

C’est l’absence de vendeurs, de bouchers, de fromagers, de gens capables d’expliquer où sont les pêches blanches ou de peser les steaks pour en trouver des plus petits pour les estomacs légers. Ou même de parler du producteur comme tout bon boucher.

Le problème, c’est comment tout ce concept embrasse l’accélération de l’industrialisation de l’alimentation, pour créer un monde où il n’y a pas de changements, d’adaptation aux saisons, de diversité.

Certes, on y retrouve quelques pains d’une boulangerie locale. Mais tous pareils.

Et nul besoin d’ajouter que les produits qui correspondent le mieux à ce genre de commerce sont emballés, formatés, transformés. Des bonbons, des gâteaux en boîtes, du macaroni au fromage en poudre, de la vinaigrette déjà préparée…

Des produits qu’on retrouve dans les supermarchés traditionnels, mais dont la déconnexion de la nature saute encore plus aux yeux.

Dans la version dépanneur d’Amazon Go, c’est moins désarçonnant, car les dépanneurs offrent déjà essentiellement ce genre de sélection aux antipodes des marchés fermiers et autres lieux remplis de produits frais.

Alimentation Couche-Tard s’apprête aussi d’ailleurs à essayer le commerce sans caisse dès le début de l’année 2021 dans ses dépanneurs Circle K de la région de Phoenix, en Arizona.

Les commerces choisis, qui existent déjà, seront des concurrents des nouveaux Amazon Go et seront adaptés, donc équipés de la technologie conçue par Standard Cognition, une jeune entreprise de San Francisco spécialiste des applications concrètes de l’intelligence artificielle.

Amazon Go a été critiqué pour bien des raisons, notamment parce qu’il n’est pas accessible aux gens qui n’ont pas de téléphone, pas de carte de crédit. Le géant a répliqué à cela en laissant certaines succursales accepter l’argent liquide, réalité remise en question en temps de COVID-19, mais aussi avec une nouvelle technologie : Amazon One.

Et ça, c’est aussi troublant. Avec Amazon One, on identifie le client qui entre dans le commerce en scannant la paume de sa main, un peu comme on reconnaît les gens par leurs empreintes digitales.

Donc les clients n’ont pas besoin d’appli, pas besoin de téléphone ! Quelle solution... Peut-être devrait-on aussi demander aux clients : « Et en passant, avez-vous encore besoin de votre vie privée ? »

Euh. Oui.

On y retourne ? Non.