En devenant le 30 mai la première société privée à envoyer des astronautes dans l’espace, SpaceX s’est approchée un peu plus de son objectif ultime, la colonisation de Mars. Quel est le secret de cette entreprise qui a attiré plus de 3 milliards US en investissements, offre des vols spatiaux 20 fois moins coûteux que ceux de la NASA et bat sur leur propre terrain des géants comme Boeing et Lockheed Martin ? Tout converge vers un seul homme, Elon Musk.

La méthode Elon Musk de réduction des coûts – et de gestion souvent tyrannique – peut se résumer à une anecdote, racontée par un des ingénieurs de SpaceX dans une biographie publiée en 2015. En 2004, on a besoin d’un vérin pour le premier modèle de fusée, la Falcon 1. Les premières soumissions auprès de fournisseurs étaient de 120 000 $. « Elon a ri, raconte l’ingénieur, Davis. Il m’a dit : “Cette pièce n’est pas plus compliquée qu’un ouvre-porte de garage. Ton budget est de 5000 $.” » Neuf mois plus tard, Davis a conçu un vérin au coût de 3900 $.

Autre exemple : les radios de qualité industrielle utilisées en aérospatiale coûtent jusqu’à 100 000 $. SpaceX conçoit les siennes pour 5000 $. On estime aujourd’hui que la société fabrique entre 80 et 90 % de ses fusées, moteurs, appareillages électroniques et autres pièces mécaniques, profitant en outre d’une synergie avec l’autre entreprise phare de Musk, Tesla.

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Elon Musk tout sourire après la lancement réussi de la fusée Falcon 9 et de son équipage, à Cap Canaveral, en Floride, le 30 mai dernier

Des pertes pour l’avenir

C’est ainsi que SpaceX arrive à offrir des vols spatiaux à un coût estimé de 2720 $ US par kilogramme, là où la défunte navette utilisée par la NASA jusqu’en 2011 coûtait 54 500 $ par kilogramme. « C’est quand même une diminution appréciable, note Robert Lamontagne, coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique du Québec. La raison principale, c’est tout l’aspect de réutilisation, où on recycle beaucoup de composantes, par exemple le premier étage qui revient sur Terre et qui se pose. »

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Deux propulseurs Falcon reviennent sur Terre après un vol d’essai réalisé en 2018.

Les différentes navettes spatiales, rappelle-t-il, étaient réutilisables, mais seulement en théorie. Leur coût d’entretien était si démesuré que le coût de chaque mission frôlait le demi-milliard de dollars.

Cela dit, M. Lamontagne croit que SpaceX est à peine rentable, voire qu’elle offre ses services à perte actuellement pour pouvoir prendre le marché. Le bilan financier de l’entreprise n’est pas public.

Je dirais qu’ils font un peu de dumping. Tout ce qu’ils développent vise à amener des astronautes dans l’espace, avec le pari que d’autres acteurs de l’industrie privée, des pharmaceutiques, des concepteurs de matériaux, vont vouloir utiliser leurs services pour faire des expériences dans l’espace. Il y a tout un marché qui pourrait se développer.

Robert Lamontagne, coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique du Québec

Objectif irréaliste

Mais au-delà de la technologie, il y a bien sûr toute la mystique entourant SpaceX. L’entreprise, dont la valeur est estimée à 36,1 milliards US, n’est pas cotée en Bourse. Elle ne le sera pas tant que le rêve de son fondateur ne sera pas en partie réalisé et que des vols réguliers vers Mars soient effectués, a répété à plusieurs occasions Elon Musk.

La date avancée pour ces premiers voyages par le multimilliardaire, soit 2024, semble tout à fait délirante pour la quasi-totalité des experts. « Aller à la Station spatiale internationale, c’est 400 km au-dessus de nos têtes, c’est Tadoussac, résume M. Lamontagne. Aller sur la Lune, c’est 1000 fois plus loin, mais c’est un pique-nique, on l’a fait il y a 50 ans. Mars, c’est 60 millions de km, c’est un voyage de deux à trois mois à l’aller, deux ans pour l’aller-retour. Ce n’est pas quelque chose qu’on sait faire. »

Alors, à quoi sert un tel objectif irréaliste ? D’abord et avant tout à rassembler les quelque 8000 employés de SpaceX autour d’une vision commune, dit Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d’entrepreneuriat d’innovation de HEC Montréal.

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Le siège de SpaceX, à Hawthorne, en Californie

« La mission de SpaceX est d’aller sur Mars, chaque étape de son développement doit aller dans cette direction, chaque accomplissement n’est qu’un jalon d’un plan à très long terme. C’est très rare de voir une entreprise avoir une telle perspective. Les gouvernements, notamment les Chinois, le font. Toyota avait prévu de devenir numéro un mondial 26 ans avant de le devenir. SpaceX, c’est particulier, un cas probablement unique dans l’Histoire. »

L’exemple parfait de « BHAG »

Il existe aux États-Unis un concept dont le nom un peu loufoque semble taillé sur mesure pour Elon Musk, note le professeur de HEC : le « Big Hairy Audacious Goal », un « grand but audacieux et difficile », hairy ayant également le sens plus rigolo de chevelu.

Pour la petite histoire, rappelons que le nom de la fusée Falcon de SpaceX est inspiré du Faucon Millenium de Star Wars, celui de sa capsule Dragon, de la chanson Puff the Magic Dragon de Peter, Paul & Mary, et que Musk lance des produits incongrus avec son entreprise The Boring Company.

Avoir un BHAG, le but saugrenu vers lequel ton entreprise va tendre pour les 10 ou 15 prochaines années, ça donne une image de marque, une aura d’audace et de courage. À l’interne, c’est comme un phare vers lequel tous les yeux sont rivés.

Jean-François Ouellet, professeur à HEC Montréal

« Même si l’entreprise ne va pas sur Mars en 2024, souligne-t-il, tout le monde se pose sans cesse la même question : est-ce que telle décision nous en rapproche ou nous en éloigne ? »

Fait bien tangible, SpaceX a tout de même réussi à coiffer ses rivales, notamment Boeing qui avait reçu en 2014 un contrat de 4,3 milliards US de la NASA pour transporter des astronautes vers la Station spatiale internationale. SpaceX, elle, y est arrivée la première avec « seulement » 2,5 milliards. L’entreprise d’Elon Musk a pu se faire la main depuis 2008, alors qu’elle avait remporté un contrat de 1,6 milliard pour ravitailler la Station.

Pour « le bien… de son capital »

Faut-il se réjouir que des entreprises privées prennent la relève d’agences publiques ? Olivier Hernandez, directeur du Planétarium Rio Tinto Alcan, avoue avoir assisté à l’exploit de SpaceX fin mai avec un sentiment partagé.

« Entre l’émerveillement que la conquête de l’espace procure et la privatisation, la commercialisation de l’espace, je suis un peu déchiré… Le ciel n’appartient pas à Elon Musk, je trouve qu’on va trop vite dans ce domaine-là. »

PHOTO MANDEL NGAN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le vice-président Mike Pence et le président Donald Trump assistent au lancement réussi de la fusée, le 30 mai.

Une entreprise privée, affirme-t-il, ne vise pas le bien de l’humanité, « mais le bien de son capital ». Il reconnaît cependant que SpaceX, menée par Musk, a réussi à donner « un coup de pied technologique » en revoyant la technologie du voyage dans l’espace pour la rendre moins coûteuse. « Il a été capable d’aller beaucoup plus loin. »

SpaceX en dix dates clés

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Peter Thiel et Elon Musk, respectivement directeur général et fondateur de Paypal, en 2000

2002 : Elon Musk, jeune millionnaire de 31 ans né à Pretoria en Afrique du Sud, fonde SpaceX. Il y investit 100 des 165 millions qu’il a encaissés cette année-là après avoir vendu PayPal à eBay.

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La première fusée conçue par SpaceX, Falcon 1, ici en avril 2005 sur sa base de lancement située dans les îles Marshall, dans le Pacifique

Mars 2006 : premier vol de la fusée Falcon, un échec. Ce n’est que deux ans plus tard, au quatrième essai en septembre 2008, que la fusée réussira à atteindre l’orbite terrestre.

Décembre 2008 : SpaceX est choisie par la NASA, dans le cadre d’un contrat de 1,6 milliard US, pour 12 missions de ravitaillement de la Station spatiale internationale (SSI) jusqu’en 2016.

Juin 2010 : vol inaugural réussi de la fusée Falcon 9 à partir de Cap Canaveral. SpaceX en concevra trois versions différentes dans les années suivantes, totalisant 85 vols.

PHOTO FOURNIE PAR LA NASA

La capsule Dragon de SpaceX amarrée à la SSI par le bras robotique Canadarm2, en mai 2012

Mai 2012 : pour la première fois, une capsule appartenant à une entreprise privée, la Dragon de SpaceX, s’amarre à l’ISS.

Avril 2014 : premier amerrissage réussi pour Falcon 9, à son neuvième lancement. L’année suivante, en décembre 2015, on réussit un premier atterrissage à Cap Canaveral.

Janvier 2015 : SpaceX lève 1 milliard en investissements provenant de Google et de Fidelity, qui obtiennent 8,3 % des parts de l’entreprise. Il s’agit de la plus importante collecte de fonds jusqu’à aujourd’hui. Au total, on estime que SpaceX a attiré des investissements de 3,17 milliards US en 18 ans d’existence. Sa valeur est estimée à 36,1 milliards US.

Décembre 2017 : SpaceX réussit un exploit qui marque une révolution dans l’exploration spatiale : une mission de ravitaillement de la SSI est effectuée avec une fusée qui avait été utilisée six mois plus tôt.

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Image d’une vidéo montrant un ensemble de satellites Starlink en orbite au-dessus de l’Europe

Novembre 2018 : SpaceX obtient l’autorisation des autorités gouvernementales américaines de procéder au lancement de 7000 satellites, ce qui porte son total à 12 000, dans le cadre de son projet Starlink qui permettrait un déploiement internet mondial. En date d’avril 2020, 400 d’entre eux ont été envoyés en orbite.

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Les astronautes de la NASA Douglas Hurley et Robert Behnken saluent leur famille avant de s’envoler vers la SSI, le 30 mai dernier

30 mai 2020 : Douglas Hurley et Robert Behnken s’envolent à destination de la SSI à bord du premier vaisseau habité construit par une entreprise privée, le Crew Dragon.