(Québec) Malgré la pluie de critiques, Québec doit « aller de l’avant » avec son projet de loi visant à introduire la sécurisation culturelle en santé, croit l’ex-juge Jacques Viens. Il prévient cependant le gouvernement Legault que leurs efforts seront minés s’il ne reconnaît pas la discrimination systémique envers les Premières Nations.

« En ce qui concerne le projet de loi 32, je suis d’avis qu’il est nécessaire et devrait aller de l’avant », a fait valoir celui qui a présidé la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, dite la commission Viens. Le rapport d’enquête déposé en 2019 concluait que les Autochtones étaient victimes de « discrimination systémique » dans les services publics du Québec.

Quatre ans plus tard, l’ex-juge Jacques Viens – qui n’a accordé aucune entrevue depuis – s’explique mal pourquoi le gouvernement Legault refuse toujours de reconnaître l’existence du racisme systémique. Il devrait à tout le moins, dit-il, reconnaître le Principe de Joyce, énoncé par la Nation atikamekw dans la foulée de la mort tragique de Mme Echaquan.

« J’ai l’impression, depuis un certain temps, et encore plus après avoir écouté tous les autres intervenants depuis [mardi], qu’il ne sera pas facile d’aller de l’avant […] à moins que le gouvernement du Québec accepte de reconnaître comme tout le monde d’ailleurs dans la province, dès maintenant la discrimination systémique et le Principe de Joyce », a souligné M. Viens, en visioconférence.

Selon lui, les « intentions et les efforts louables » du ministre Ian Lafrenière seront constamment minés s’il ne reconnaît pas « la base du problème ».

Il me semble que si on bougeait là-dessus, bien, on aurait une base et le gouvernement aurait l’air beaucoup plus invitant quand il veut cocréer les choses […] Il faut commencer quelque part, avec quelque chose qui est évident.

Jacques Viens, ex-président de la commission Viens

Jacques Viens a présenté quelques amendements à apporter au projet de loi 32 qui vise à instaurer l’approche de sécurisation culturelle dans le réseau de la santé et des services sociaux. Lui-même recommandait dans son rapport d’enchâsser le concept dans la Loi sur les services de santé et services sociaux.

Consultations difficiles

Après avoir essuyé les critiques des médecins mardi, le ministre responsable des Premières Nations et des Inuit s’est buté mercredi à un obstacle majeur : le Bureau du Principe de Joyce a claqué la porte de la commission parlementaire. « Je suis plus fière des Québécois que de son gouvernement », a expliqué la directrice générale, Jennifer Petiquay-Dufresne.

Celle-ci a lu une présentation de 10 minutes avant d’annoncer aux parlementaires qu’elle et son équipe quittaient la commission sans participer à la période d’échanges. Le ministre n’a pas réagi et est demeuré sur place. Ses collègues du Parti libéral ont quitté la salle à la recherche de réponses.

Mme Petiquay-Dufresne a témoigné mercredi de son « inconfort » à participer à l’exercice. « On était profondément mal à l’aise avec l’approche gouvernementale qu’on a observée [mardi] dans les premières rondes de consultations, ainsi que les réponses données [par le ministre aux intervenants] », a-t-elle soutenu lors d’une mêlée de presse après sa sortie.

Or, c’est justement dans la foulée du décès de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette, en septembre 2020, que le gouvernement Legault a pris l’engagement de légiférer pour instaurer l’approche de la sécurisation culturelle à travers le réseau de la santé et des services sociaux.

Nous, on a eu un profond malaise de voir le ministre Lafrenière nommer à outrance le nom de Joyce en objectant sa cause pour ses besoins et son dessein politique. Nous, si on utilise la mémoire de Joyce de cette façon-là, c’est parce qu’il faut qu’il y ait des répercussions concrètes.

Jennifer Petiquay-Dufresne, directrice générale du Bureau du Principe de Joyce

Le Bureau du Principe de Joyce a été officiellement créé l’été dernier. Adopté après la mort de Joyce Echaquan, le Principe de Joyce « vise à garantir à tous les Autochtones un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle ».

Ian Lafrenière a affirmé « comprendre » leur décision de quitter la consultation. « C’est évident qu’avec l’ensemble des critiques que j’ai reçues, je vais regarder de quelle façon on peut se rapprocher de ce qui est demandé », a répondu le ministre.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre Ian Lafrenière

Le gouvernement Legault a refusé d’adopter le principe de Joyce puisque le document demande à Québec de reconnaître le racisme systémique. Depuis mardi, des participants à la consultation, comme le Collège des médecins et le chirurgien innu Stanley Vollant, rappellent d’ailleurs à Québec la nécessité de reconnaître le racisme systémique pour s’attaquer véritablement au cœur du problème.

Pour l’heure, seul le préambule du projet de loi évoque « les revendications du Principe de Joyce ». Le député libéral, André A. Morin, veut que Québec aille plus loin en l’inscrivant dans la loi. Un autre grief entendu en commission est que le Principe de Joyce ne se reflète pas dans le texte législatif.

Pas question de reculer, dit Lafrenière

Le Bureau du Principe de Joyce a demandé au ministre Ian Lafrenière d’abandonner le projet de loi 32 et de coécrire un futur texte législatif avec les Autochtones, une option que le ministre a écartée mardi et mercredi.

« Il y a urgence d’agir, nonobstant toutes les considérations au niveau technique de comment on a consulté, comment on devrait le faire. Je suis d’accord parce qu’on doit s’améliorer, mais on doit agir », a plaidé M. Lafrenière.

M. Lafrenière assure avoir consulté en amont les principaux groupes représentants les Premières Nations avant le dépôt de son projet de loi. Selon Mme Petiquay-Dufresne, cette « consultation » a été nettement insuffisante. Le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et Labrador, Ghislain Picard, a déjà fait savoir qu’il ne participerait pas à la commission, jugeant que le projet de loi est « irrespecteux ».

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Veillée à la mémoire de Joyce Echaquan place Émilie-Gamelin, à Montréal

Qu’est-ce que la sécurisation culturelle ?

La sécurisation culturelle désigne des soins qui sont offerts dans le respect de l’identité culturelle du patient, notamment. L’objectif est entre autres d’accroître le sentiment de sécurité des Autochtones envers les services publics de santé. Le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (la commission Viens) recommande au gouvernement de modifier la Loi sur la santé et les services sociaux pour y enchâsser la notion de sécurisation culturelle, et ce, en collaboration avec les autorités autochtones.