(Ottawa) Le chef conservateur Pierre Poilievre a mis à rude épreuve mardi les nerfs du président de la Chambre des communes, Anthony Rota, qui l’a carrément menacé d’expulsion.

Les échanges acrimonieux ont débuté après que M. Rota eut rejeté une demande des conservateurs de tenir un débat d’urgence sur l’ingérence chinoise, jugeant qu’elle ne répond pas aux critères prévus au règlement.

« À l’ordre ! À l’ordre !, lance le président qui tente de rétablir le calme dans la Chambre. Le chef de l’opposition a-t-il quelque chose à dire au président ? »

C’est alors que M. Poilievre prend la parole. « En fait, il a quelque chose à dire. Vous m’avez demandé si j’avais quelque chose à dire : j’ai quelque chose à dire. Je pense que c’est scandaleux ! »

Le président Rota l’interrompt immédiatement. « S’il continue, il sera expulsé de la Chambre », le prévient-il.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Anthony Rota

« Expulsez-le ! », entend-on crier dans la Chambre.

Pendant ce temps M. Poilievre continue de parler malgré que son micro est coupé et que le président refuse de lui redonner la parole. « Vous m’avez demandé si j’avais quelque chose à dire », envoie-t-il entre autres.

« Je vous coupe la parole. C’est comme ça. Asseyez-vous s’il vous plaît », lui réplique M. Rota dont le mandat est d’assurer le bon déroulement des travaux, d’interpréter ces règles avec impartialité, de maintenir l’ordre et de défendre les droits et les privilèges des députés.

Espérant passer à l’ordre du jour, le président lit une motion conservatrice sur l’accès à la propriété et au loyer abordable. M. Poilievre, qui n’avait pas dit son dernier mot, se lève pour en traiter, mais décide de revenir d’abord sur la demande rejetée de débat d’urgence.

« Permettez-moi de dire d’emblée, M. le président, que je trouve votre décision déconcertante. Nous avons un député qui a été menacé », commence-t-il en référence à un article du Globe and Mail qui révélait la veille que les services de renseignement chinois cherchaient à cibler le député Michael Chong et sa famille.

Il n’en fallait pas plus pour que Kevin Lamoureux, le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, se lève pour faire un rappel au règlement.

« M. le président, il y a une tradition à la Chambre, que ce soit ici au Canada ou au Royaume-Uni, et c’est que vous respectez la présidence. […] Lorsque vous avez rendu votre décision, le chef du Parti conservateur du Canada a crié à travers… », a-t-il dit de peine et de misère sous les reproches des députés conservateurs.

« C’est final ! »

Avant que le tout vire à la foire, le président Rota, dans un geste qu’il a qualifié de « rare », a décidé d’expliquer les motifs qui sous-tendent sa décision.

La question à débattre est effectivement « urgente » et la demande a été étudiée « sérieusement », dit-il, mais l’un des critères pour trancher sur un débat d’urgence est de déterminer s’il y a une occasion de débattre « dans un proche avenir, immédiatement ».

Or, c’est selon lui le cas. « Si les honorables députés […] de l’opposition trouvent cela si important, ils utiliseront leur journée de l’opposition jeudi pour en débattre, car c’est très important pour eux », ajoute-t-il.

Le leader parlementaire conservateur, Andrew Scheer, se lève alors, mais M. Rota l’avertit en lui cédant la parole : « Je ne veux pas commencer une dispute ici, dit-il. J’ai expliqué les motifs de ma décision. C’est final ! »

« C’est juste que ce problème est si pressant », lui envoie M. Scheer avant d’être interrompu par le président qui estime que « ce n’est pas acceptable ».

Le leader parlementaire du NPD, Peter Julian, fait à son tour un rappel au règlement. « C’est un sérieux manque de respect pour votre rôle de président de la Chambre », dit-il de peine et de misère.

« Je n’entends pas l’honorable parlementaire qui a la parole », se lève alors le président avant que reprenne le député néo-démocrate qui souhaite que les conservateurs commencent à débattre de leur motion qui est à l’ordre du jour.

Le chef conservateur décide à ce moment de reprendre non sans avoir lancé une dernière pointe. « Je rappellerai au président que nous déciderons de ce qui est pertinent pour nos discours, déclare-t-il. Vous ne nous ferez pas taire ! »

Défier les institutions

Appelé à réagir avant la période des questions, le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, avait un message pour son homologue conservateur.

« Lorsqu’on commence à défier les institutions démocratiques, il ne nous reste plus rien pour faire des débats, a déclaré M. Blanchet. Donc je nous invite tous à la prudence, même si on peut avoir le tempérament bouillant. »

Selon lui, le président Rota est « probablement le plus suave des présidents que j’ai connus », si bien qu’il est difficile de l’accuser d’être partisan, intempestif ou de couper la parole inutilement.

M. Blanchet a cependant accordé au chef conservateur que ses préoccupations en matière d’ingérence étrangère sont, sur le fond, légitimes et qu’il faut une tribune conforme au règlement afin d’en débattre.

« Pour l’instant, on joue au chat et à la souris avec le premier ministre en matière d’ingérence, a dit le chef bloquiste. Puis, le problème c’est que la souris elle gagne. La souris réussit à se sauver et le chat il court après. Ça nous prend une manière de mettre la griffe dessus. »

Pour le néo-démocrate Peter Julian, qui a réagi après l’incident, l’attitude du chef conservateur était « juvénile et inappropriée ».

« Je n’ai jamais vu dans toutes mes années ici sur la colline Parlementaire ni un député, surtout un chef de parti, s’en prendre de façon tellement juvénile pour essayer de provoquer le président de la Chambre, a-t-il soutenu. C’était extrêmement inapproprié. »

M. Julian, qui s’est lui-même vu refuser à maintes reprises des débats d’urgence, a insisté que si les 338 députés agissaient comme le chef conservateur, ce serait « le bordel complet, total, constant » à la Chambre des communes.