Deux résidants de Kahnawake, reconnus coupables il y a quatre ans de fraudes envers le gouvernement fédéral et de gangstérisme pour avoir importé d’importantes quantités de tabac sans verser de taxes, viennent d’obtenir un arrêt du processus judiciaire après qu’une juge de la Cour supérieure a rendu une importante décision reconnaissant des droits acquis à la communauté mohawk.

Derek White, un ancien pilote de NASCAR, et Hunter Montour avaient été arrêtés en mars 2016, à l’issue d’une enquête de la Sûreté du Québec baptisée Mygale visant un réseau de contrebandiers qui avaient importé au Québec d’importantes quantités de tabac sans verser des millions de dollars en taxes au gouvernement.

Plus précisément, White et Montour étaient accusés d’avoir fait entrer au Canada depuis les États-Unis 23 camions semi-remorques remplis chacun de 13 tonnes de tabac.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Hunter Montour

Au total, les policiers avaient surveillé 11 voyages dont la destination était des usines à Kahnawake et en Ontario pour lesquelles les responsables ne possédaient pas de permis.

White a été reconnu coupable de fraude envers le gouvernement fédéral et de gangstérisme, et Montour de gangstérisme, en mai 2019 à l’issue d’un procès devant jury.

Mais déjà, avant même le procès, la défense avait indiqué son intention de présenter une requête en arrêt du processus judiciaire en plaidant les droits constitutionnels et historiques de la communauté mohawk de faire l’importation et le commerce du tabac. Il a été convenu que le débat, qui s’annonçait complexe, aurait lieu après le verdict.

Un jugement de 365 pages

Après plus de trois ans de procédures, 50 témoins et la rédaction d’une décision qui s’est échelonnée sur une période d’un an et demi, la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure a déposé mercredi matin au palais de justice de Montréal un jugement de 365 pages dans lequel elle a analysé les traditions, dix traités conclus entre les Mohawks et les Britanniques entre 1664 et 1760 (la « chaîne d’alliance »), des ententes orales, alliances et échanges passés ou effectués entre les Six Nations et les premiers Européens arrivés au Canada.

Elle a lu durant un peu plus d’une heure un résumé de 25 pages.

Le Procureur général avait plaidé que la chaîne d’alliance (covenant chain) était davantage un symbole ou une métaphore qu’une alliance entre Britanniques et Mohawks aux XVIIe et XVIIIsiècles, que les traités ne donnaient pas aux Mohawks le droit de faire le commerce du tabac et que cela ne faisait pas partie de leurs traditions.

Il a aussi soutenu que les traités ne donnaient pas à White et Montour le droit d’importer de grandes quantités de tabac sans le déclarer à la frontière et payer les taxes.

Mais la juge Bourque a reconnu les droits acquis, constitutionnels et historiques des Mohawks en matière de commerce du tabac et a décrété un arrêt du processus judiciaire pour White et Montour.

La chaîne d’alliance est un traité non éteint. Le tribunal conclut qu’il existe dans le dossier des preuves concluantes que le commerce du tabac auquel les demandeurs ont participé améliore le bien-être économique et la qualité de vie de la communauté dans son ensemble.

Extrait du résumé de la décision de la juge Sophie Bourque

« Les faits montrent qu’une grande partie de la communauté considère le commerce du tabac comme le meilleur moyen d’accéder à l’autodétermination économique, et c’est le cas. La Cour conclut donc que les demandeurs ont démontré, sur une base pondérée, que leur participation à l’industrie du commerce du tabac des Mohawks de Kahnawake est protégée par leur droit ancestral de poursuivre pleinement leur développement économique », écrit notamment la juge dans son résumé de 25 pages.

Vers la Cour suprême ?

La juge souligne également que le commerce du tabac était un sujet connu de mésentente entre les gouvernements et les Mohawks et qu’il n’y a eu aucune tentative de négociation pour régler la question avant l’adoption de la Loi sur l’accise. Elle reproche aux autorités d’avoir consulté les compagnies de tabac, mais pas les Mohawks, hormis sur des questions de droit criminel.

« La preuve démontre que la Couronne n’a pas discuté des problèmes liés au tabac avec les Mohawks à un degré pertinent, encore moins avec un esprit ouvert, et même moins avec l’intention de venir à un même esprit conformément aux principes de la chaîne d’alliance. Le tribunal estime que l’argument le plus fort des requérants est que la Loi sur l’accise (2001) viole leurs droits ancestraux en donnant au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour délivrer des licences sans fournir aucune orientation concernant les droits ancestraux ou issus de traités, ce qui impose une limitation déraisonnable des droits », écrit encore la juge, qui a également fait mention de la réconciliation dans son jugement étoffé.

« Je suis très heureux », a indiqué M. Montour à La Presse.

Ce n’est pas seulement nous, c’est toute la communauté de Kahnawake qui profite économiquement du commerce du tabac.

Hunter Montour

« Je suis très satisfait. C’est ce qu’on avait plaidé et c’est ce que la juge a retenu. C’est une grande victoire pour le peuple de Kahnawake », a renchéri MPierre L’Écuyer, avocat de l’un des accusés pour le volet criminel. Les avocats des accusés qui ont plaidé le volet constitutionnel sont MJames O’Reilly, MNathan Richard, MGordon Campbell et MVincent Carney.

Le jugement rendu mercredi matin pourrait avoir un impact pour d’autres accusés.

Des avocats du Procureur général du Québec, du Procureur général du Canada et de l’Agence du revenu du Canada, du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) du Québec et du Conseil des chefs de la nation mohawk sont intervenus dans le dossier.

« Nous n’avons pas de commentaire à faire. Nous devons d’abord prendre connaissance du jugement », nous a dit l’un d’eux.

Plusieurs autres avocats étaient présents dans la salle. L’un d’eux a évoqué les fortes chances que le jugement soit porté en appel.

Déjà dans la salle, on entendait des chuchotements contenant les mots « Cour suprême ».

Plusieurs membres des familles des deux accusés et de la communauté de Kahnawake s’étaient déplacés au palais de justice pour entendre le jugement, si bien que les autorités ont prévu une salle de débordement qui a été passablement remplie.

À leur sortie de la salle d’audience, White et Montour ont été applaudis par quelques sympathisants.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.