Une partie de bras de fer entre une procureure-chef adjointe, qui souhaitait mettre sur écoute le directeur de la Sûreté du Québec, Martin Prud’homme, et deux patrons de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), qui estimaient que c’était prématuré, a provoqué d’importantes tensions au sein de l’équipe de l’UPAC qui enquêtait sur les fuites de documents de l’enquête Mâchurer sur le financement du Parti libéral du Québec.

La situation était telle que l’ancienne patronne du Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales, MJosée Grandchamp, a dû nommer une autre procureure pour servir de point de contact entre la procureure-chef adjointe affectée au dossier et les responsables de l’enquête sur les fuites à l’UPAC.

C’est ce que révèlent ces derniers dans des déclarations écrites de 192 pages déposées en Cour supérieure et dont La Presse a demandé et obtenu une copie.

Ces deux responsables, l’inspecteur André Boulanger et la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine, ont dirigé l’enquête Projet A sur les fuites de documents sensibles de l’UPAC qui a mené, le 25 octobre 2017, à l’arrestation du député Guy Ouellette. Ce dernier n’a toutefois jamais été accusé par la suite.

Depuis octobre 2018, Boulanger et Grenier-Lafontaine sont suspendus avec traitement par la Sûreté du Québec – et sont en congé de maladie –, car ils font l’objet d’une enquête du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) baptisée Serment, qui porte sur les fuites médiatiques à l’UPAC et sur la façon dont a été menée l’enquête Projet A, qui a conduit à l’arrestation du député.

André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine ont offert à maintes reprises aux enquêteurs du BEI de leur donner leur version des faits, en vain. Ils ont donc rédigé ces 192 pages déposées en cour.

Une « fixation inappropriée »

Dès le début de l’enquête Projet A, à l’été 2017, les enquêteurs de l’UPAC ont suspecté Guy Ouellette et obtenu son registre téléphonique. Ils ont relevé plusieurs communications entre lui et le directeur de la Sûreté du Québec Martin Prud’homme.

Dans leurs déclarations, Boulanger et Grenier-Lafontaine accusent la procureure-chef adjointe Betty Laurent d’avoir fait une « fixation inappropriée » sur Martin Prud’homme et d’avoir fait preuve d’acharnement à son endroit.

« Elle m’a mentionné qu’elle avait retracé des communications suspectes entre Guy Ouellette et Martin Prud’homme », écrit André Boulanger au sujet d’une rencontre avec la procureure qui a eu lieu le 18 août 2017.

Caroline Grenier-Lafontaine, qui a rencontré MLaurent deux semaines plus tard, affirme que la procureure, qui a été mandataire de l’écoute électronique dans l’enquête Mâchurer de l’UPAC sur le financement du PLQ en 2016, lui a dit que la Sûreté du Québec l’avait entravée à maintes reprises durant l’enquête, et qu’elle en tenait Martin Prud’homme « responsable ». La procureure avait également remarqué plusieurs échanges entre Martin Prud’homme et Guy Ouellette durant cette période.

« Me Laurent m’avait expliqué que des gens peuvent être “utiles à l’enquête” en écoute électronique et que cela ne faisait pas nécessairement de ces personnes des suspects. Je lui avais dit que je comprenais ce qu’elle disait, mais que je ne croyais pas que [des] registres téléphoniques […], [on] pouv[ait] inférer des preuves d’abus de confiance au premier abord. Elle m’avait dit que oui, qu’il y avait sûrement une règle qu’ils [Guy Ouellette et Martin Prud’homme] enfreignaient en se parlant. […] Lorsque je lui avais demandé si elle considérait Martin Prud’homme comme suspect dans le Projet A à cause de ces échanges, elle m’avait dit que oui », écrit Caroline Grenier-Lafontaine au sujet de sa rencontre du 5 septembre 2017 avec MLaurent.

« Vu la désorganisation de la procureure et son influence négative et stressante sur l’équipe d’enquête, j’avais été dans l’obligation d’aviser la procureure-chef, MJosée Grandchamp, de l’acharnement de sa procureure à l’endroit de Martin Prud’homme. Peu après, MGrandchamp m’avait indiqué qu’une nouvelle procureure serait ajoutée d’ici peu pour nous conseiller. Ce serait elle qui allait devenir le point de contact avec les enquêteurs, et non plus la procureure-chef adjointe », ajoute André Boulanger.

Un bottin bien rempli

Dans les 192 pages, Boulanger et Grenier-Lafontaine écrivent que Guy Ouellette avait plusieurs communications « à des fréquences parfois élevées » avec de nombreuses autres personnalités connues du Québec, entre autres :

  • Le maire de Montréal de l’époque Denis Coderre
  • Son chef de cabinet Denis Dolbec
  • L’inspecteur général de Montréal (en 2017), MDenis Gallant
  • Son adjointe, MBrigitte Bishop, nommée inspectrice en 2018
  • La patronne du BEI, MMadeleine Giauque (jusqu’en 2019)
  • L’ancien chef de cabinet de Jean Charest, Ronald Poupart
  • Les députés Pascal Bérubé et Éric Caire
  • L’inspecteur Denis Morin de la SQ, ex-patron des enquêtes à l’UPAC
  • Le commandant Michel Leduc du SPVM, ancien gestionnaire de l’UPAC
  • De nombreux policiers de la SQ, du SPVM et d’autres corps de police, notamment le chef de la police de la Ville de Québec, Robert Pigeon, aujourd’hui à la retraite

« Si nous avions appliqué la même logique de l’analyse sommaire de la procureure envers toutes ces personnes, elles devenaient également de potentiels suspects à cette étape de l’enquête. Nous savions que Guy Ouellette était un ami proche de Martin Prud’homme depuis plus de 20 ans. Pour être en mesure de le cibler comme suspect à ce moment, il aurait fallu départager les conversations amicales des autres. Ceci était totalement impossible à ce moment », écrit André Boulanger.

« J’ai donc indiqué à la procureure qu’il était beaucoup trop tôt pour apposer, autant à Martin Prud’homme qu’aux autres personnes apparaissant au registre téléphonique, un statut définitif de suspect dans cette enquête. Je lui ai également indiqué que dans l’hypothèse où Martin Prud’homme devenait un suspect dans cette enquête, je demanderais sur-le-champ que l’enquête soit transférée à un autre corps policier par souci de transparence évident », ajoute l’inspecteur.

Des éléments compromettants détruits

André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine disent avoir agi dans les règles de l’art le 25 octobre 2017, que toutes les techniques d’enquête utilisées ce jour-là ont été approuvées par un juge et MLaurent, mais que celle-ci n’était plus favorable à la saisie du téléphone du député deux jours avant l’opération.

Les deux policiers ajoutent qu’il y avait une quinzaine de suspects dans le Projet A, dont un policier actif et un policier retraité de l’UPAC, Guy Ouellette et la conjointe de ce dernier, Annie Trudel, que ces derniers avaient été visés dans une « théorie initiale », mais que l’enquête durait depuis seulement cinq mois, qu’il restait d’autres pistes à analyser et qu’eux-mêmes, Boulanger et Grenier-Lafontaine, n’avaient pas été guidés par une vision tunnel.

Au sujet d’Annie Trudel, il a été question à un certain moment de l’approcher avec un agent d’infiltration de la Gendarmerie royale du Canada, mais celle-ci a refusé, selon les deux policiers.

Les deux policiers suspendus disent que plusieurs éléments saisis lors de l’opération le 25 octobre 2017 valident la « théorie initiale », mais qu’ils ne peuvent les révéler parce qu’ils ont signé une entente de confidentialité.

« Puissiez-vous faire lever cet engagement, et nous expliquerons le tout en détail sans problème. […] Les tribunaux n’ont jamais pu entendre la vérité sur le Projet A. Tous les éléments de preuve qui auraient pu valider ou invalider les théories ont été détruits. […] avec le résultat que maintenant, la vérité ne pourra jamais être connue à ce sujet. Ni par vous [les enquêteurs du BEI] ni par quiconque. Les vrais auteurs des fuites médiatiques, quels qu’ils soient, sont dorénavant libres comme l’air. Et au lieu que ce soient eux qui portent le chapeau, vous nous le faites porter à nous », déplorent l’inspecteur Boulanger et la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine.

Le DPCP réitère sa confiance en MLaurent

Malgré la déclaration déposée en cour par André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) ne remet pas en question le travail de MBetty Laurent.

« Le directeur tient à exprimer sa pleine confiance en MLaurent, une procureure en chef adjointe de grande expérience qui incarne les valeurs de compétence et d’intégrité qui animent l’institution du DPCP », peut-on lire dans un communiqué divulgué par l’organisation vendredi en fin d’après-midi.

Les allégations visant la procureure correspondent à des « allégations non assermentées qui n’ont jamais fait l’objet d’un débat judiciaire et, ce faisant, représentent simplement les prétentions de M. Boulanger et de Mme Grenier-Lafontaine », souligne le DPCP, dans le même document.

La procureure a transmis sa version des faits aux enquêteurs du BEI, dans laquelle elle réfute les allégations, indique le DPCP. Elle ne peut actuellement être rendue publique en raison des procédures judiciaires en cours.

La Sûreté du Québec n’a pas souhaité commenter l’affaire vendredi.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Avec Coralie Laplante, La Presse