L’ombre de la mafia derrière la dilapidation de la fortune d’une mécène

Une assistante personnelle rusée a-t-elle pactisé avec des proches du crime organisé pour dilapider les fonds de Phoebe Greenberg, mécène des arts et héritière d’une des plus grandes fortunes du Canada ? Ou est-elle simplement le bouc émissaire d’une patronne capricieuse qui dépense sans compter ? C’est la question au cœur d’un procès qui s’est amorcé sous tension à Montréal ces derniers jours.

L’impact de la poursuite civile de 15 millions de dollars déposée par Phoebe Greenberg contre son ancienne assistante Sandra Testa dépasse largement le cadre de la dispute entre les deux femmes.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La mécène Phoebe Greenberg, lors de la présentation d’une exposition au Centre Phi, en juin dernier

Des entreprises, des banquiers, des artistes et des figures influentes de la mafia suivront l’issue du processus judiciaire amorcé la semaine dernière devant le juge de la Cour supérieure David R. Collier. Le comportement de deux grandes banques sera scruté, et plusieurs personnes devront répondre à des questions embarrassantes sur de fortes sommes en argent comptant qui s’échangeaient loin des projecteurs dans le Vieux-Montréal, dont 2,7 millions découverts dans un sac de sport.

Une mécène généreuse

« C’est une triste histoire d’une assistante qui volait sa patronne. Sauf que dans ce cas, la patronne avait beaucoup plus d’argent », a déclaré l’avocate de Mme Greenberg, MCara Cameron, dans son exposé d’ouverture.

Phoebe Greenberg est héritière et actionnaire de l’empire Minto, société immobilière inscrite à la Bourse de Toronto dont le portefeuille dépasse 2,5 milliards. Sa famille était classée comme la 74e fortune au Canada par le magazine Canadian Business en 2018.

À Montréal, Mme Greenberg a fondé le Centre Phi et plusieurs organismes associés qui financent de nombreux projets artistiques et emploient environ 200 personnes. Elle finance la grande majorité des activités avec ses fonds personnels.

En 2017, une enquête interne au sein du Groupe Phi a révélé une hausse vertigineuse des dépenses de certaines employées. « Quand le robinet a été ouvert, ce n’était pas goutte à goutte, c’était un tsunami », a résumé MCameron.

Il y avait d’abord Pina Mancuso, présidente du Centre Phi. Même si elle jouissait déjà d’un salaire de 400 000 $ par année, d’un fonds discrétionnaire annuel de 200 000 $ pour vêtements et soins de beauté, ainsi que d’une allocation annuelle de plus de 100 000 $ pour les droits de scolarité de ses enfants, Mme Mancuso aurait détourné en parallèle plus de 5 millions de dollars additionnels en pigeant dans les fonds personnels de Mme Greenberg, selon l’enquête.

Mme Greenberg a poursuivi son ancienne amie, mais l’affaire s’est réglée à l’amiable de façon confidentielle. La mécène a ensuite tourné son attention vers Sandra Testa, qui était autrefois son assistante personnelle et celle de Mme Mancuso.

Dans sa poursuite, la mécène affirme que Mme Testa aurait elle-même détourné près de 15 millions de dollars en 2016-2017.

Mme Testa aurait fait des retraits d’argent, en plus de payer des voyages en jet privé, des croisières en yacht, des œuvres d’art, des bijoux, des articles de luxe. Le tout est passé longtemps inaperçu dans les dépenses courantes de Mme Greenberg et de Mme Mancuso.

L’ombre de la mafia

Sandra Testa ne gardait pas tout pour elle. L’un des bénéficiaires de ces dépenses était Carlo Farruggia, connu pour ses liens avec la mafia italienne et les Hells Angels.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Carlo Farruggia, au palais de justice de Montréal, en mai 2019

M. Farruggia a voyagé en jet privé avec Mme Testa, en plus d’obtenir des paiements de centaines de milliers de dollars pour ses entreprises à même les fonds de Mme Greenberg, selon un rapport juricomptable déposé au procès.

Carlo Farruggia est considéré par la police comme lié à l’influent mafieux Antonio Pietrantonio. Récemment, les policiers ont découvert deux tableaux volés de Riopelle dans sa résidence, sans réussir à prouver sa responsabilité criminelle quant à leur recel.

En 1994, Farruggia a été intercepté alors qu’il se rendait chez le Hells Angel Rick Vallée avec 122 000 $ en liquide. Farruggia a été blanchi de toute accusation dans cette affaire, mais lorsque Vallée a été jugé pour meurtre, la poursuite a relié cet argent au trafic de cocaïne.

À la même époque, alors qu’ils enquêtaient sur le meurtre d’un homme qui devait témoigner contre les Hells, les policiers ont relevé les empreintes digitales de Farruggia sur un sac contenant des explosifs. Farruggia avait aussi sur lui la clé d’une voiture dans laquelle se trouvaient une arme de poing et un détonateur identique à celui utilisé pour tuer le témoin.

Carlo Farruggia n’était pas le seul compagnon de voyage de Sandra Testa. Toujours selon le rapport juricomptable, celle-ci aurait utilisé l’argent de Mme Greenberg pour voyager avec Vanessa Purdy, une ancienne employée du Centre Phi. Mme Purdy est la fille de feu Jerry Purdy, un des hommes forts de la pègre irlandaise à Montréal. Elle est aussi la sœur de Sean Purdy, décrit dans le cadre de l’enquête Magot-Mastiff comme ayant des relations avec les hautes sphères du crime organisé montréalais.

« Je ne leur ai donné aucune autorisation », a déclaré Mme Greenberg à la cour, lorsque questionnée sur toutes ces dépenses faites avec son argent.

Un sac de sport et 2,7 millions en liquide

Un troisième personnage qui aurait reçu beaucoup d’argent tiré des comptes de Mme Greenberg, selon le rapport juricomptable, est l’homme d’affaires Nabil Salaheddine, ancien propriétaire du restaurant La Champagnerie. Il aurait accompagné Mme Testa et Carlo Farruggia en voyage en Europe et à New York, selon une photographie déposée en cour. Le trio aurait dépensé chaque fois plus de 100 000 $ « entièrement payés avec l’argent de Mme Greenberg », selon MCameron.

PHOTO DÉPOSÉE EN COUR

Sandra Testa en voyage en Europe avec Nabil Salaheddine et Carlo Farruggia

Toujours selon la poursuivante, Sandra Testa aurait aidé M. Salaheddine à obtenir un prêt de 7,5 millions à travers Mme Greenberg, pour l’aider à ouvrir un nouvel établissement près du marché Bonsecours. Mme Greenberg a expliqué à la cour qu’on l’avait impliquée à son insu dans ce prêt.

Un employé de Mme Greenberg a raconté devant la cour que M. Salaheddine s’était présenté un jour avec un sac de sport contenant 2,7 millions en argent liquide de provenance inconnue, et qu’il avait commencé à compter le magot sur la table, afin d’offrir le tout en contrepartie pour le prêt, ce qui avait causé un certain émoi au Centre Phi.

Le camp de Mme Greenberg a déposé en preuve un message texte envoyé par Mme Testa à Nabil Salaheddine à l’époque. « Ta force est de faire tomber les gens en amour avec toi et tes entreprises, et ma force est de faire de l’argent pour que ça se réalise », écrit-elle.

« Je dois retourner à ce que je fais le mieux : low profile, la “blonde niaiseuse” “assistante”, faire de l’argent », poursuit-elle.

Les dépenses de Greenberg

Sandra Testa n’a pas encore témoigné devant le tribunal. Ses avocats sont à couteaux tirés avec ceux de Mme Greenberg depuis le début des audiences.

Dans leur défense, ils nient vigoureusement les accusations et affirment que Mme Testa agissait toujours à la demande de sa patronne, qui voulait être proche du mystérieux Nabil Salaheddine. Ils décrivent Mme Greenberg comme une personne qui dépense sans compter et qui blâme aujourd’hui son assistante pour « sa propre négligence », après avoir abusé d’elle pendant longtemps.

« Elle ne sait pas ce que ça coûte, ni pour ses gens proches ni pour ses dépenses », a plaidé MMartin André Roy, l’un des avocats de Mme Testa, dans son exposé d’ouverture.

Elle est complètement insouciante de la réalité quotidienne des gens qui l’entourent et de ce dont ils ont besoin pour répondre à ses demandes.

MMartin André Roy, l’un des avocats de Sandra Testa, à propos de Phoebe Greenberg

Selon la défenderesse, Phoebe Greenberg dépensait de façon extravagante et distribuait des cadeaux à tout vent, mais ne s’occupait jamais elle-même de payer quoi que ce soit et ne regardait jamais le prix, se contentant d’ordonner à ses « serviteurs » de tout régler. Or, les sommes qu’elle accuse Mme Testa d’avoir détournées correspondraient plutôt à des dépenses qu’elle lui a demandé de faire.

Dans leur défense, les avocats de Mme Testa expliquent que l’assistante personnelle travaillait jusqu’à 91 heures par semaine pour répondre aux moindres besoins de Mme Greenberg et Mme Mancuso. Elle commençait sa journée à 6 h 30 avec une déferlante de demandes des deux femmes, et devait s’occuper de tout : domestiques, chauffeurs, cuisiniers, jardiniers, famille, amoureux, amis. Elle devait gérer les maisons de Mme Greenberg à Montréal, dans les Laurentides et à la Barbade.

« On abusait d’elle, il n’y avait pas de limites », écrivent les avocats.

Paiements comptants non déclarés

Quant aux retraits d’argent soulignés dans l’enquête juricomptable, Sandra Testa explique qu’il s’agissait de sommes réclamées par sa patronne, qui faisait le tour du monde et payait comptant pour des chirurgies plastiques, des injections de Botox, le personnel des yachts, les indemnités des pilotes de jets privés, des gardes du corps, des détectives privés, du personnel médical privé, ainsi que des cadeaux pour des artistes ou des chefs célèbres.

Par ailleurs, « une grande quantité de paiements comptants non déclarés étaient faits à des artistes de scène, des coiffeuses, des maquilleuses, des couturières », affirme-t-elle, en déplorant d’être blâmée pour des choses décidées bien au-dessus de sa tête, selon sa défense.

L’ancienne assistante affirme aussi que c’est sa patronne qui lui avait demandé de donner à Nabil Salaheddine tout ce dont il avait besoin. Elle affirme que lors d’un voyage en avion privé, M. Salaheddine a pris les mains de Phoebe Greenberg et lui a déclaré : « Je suis ta geisha et je vais te servir ». Il aurait ensuite bénéficié des largesses de la mécène pour ses projets. Mme Greenberg a nié cette affirmation lors de son témoignage.

Le procès reprend ce lundi au palais de justice de Montréal.