L'offre était alléchante. Un comptable a offert pendant 10 ans des forfaits « clés en main » à une riche clientèle du Moyen-Orient afin qu'elle puisse s'acheter un accès au filet social canadien et québécois sans avoir à s'installer ici. Assurance maladie, droits de scolarité, paiements de soutien aux enfants, prestations pour familles à faible revenu : tout y passait. Voici comment fonctionnait l'arnaque, en cinq étapes.

1. RECRUTEMENT D'UNE RICHE CLIENTÈLE

« C'est du monde éduqué, diplômé, de bonnes familles. Une clientèle privilégiée. Ils n'ont pas le profil de réfugiés, je vous le dis tout de suite ! »

Voilà comment Rafic Mansour décrivait ses clients au palais de justice de Montréal, à la fin d'octobre. Le comptable de formation a été arrêté en 2014 à la suite d'une enquête de l'Agence des services frontaliers du Canada baptisée « Projet Clé en main ». Récemment, il a plaidé coupable à une série d'accusations criminelles pour avoir aidé une vingtaine de familles du Moyen-Orient à frauder Ottawa et Québec.

Méticuleux, organisé, son système a fonctionné à merveille pendant une décennie.

Lors des observations sur la peine, il a dressé le profil de sa clientèle : un dentiste, plusieurs entrepreneurs à succès, un publicitaire, une architecte, des ingénieurs, un représentant en équipements médicaux, un chef de projet chez Microsoft.

La plupart venaient du Liban, mais certains étaient installés ailleurs, en Arabie saoudite, au Koweït ou à Dubaï. Deux soeurs millionnaires d'une famille palestinienne installées en Jamaïque ont aussi eu recours à ses services.

2. DEMANDE DE STATUT

Au fil des ans, des dizaines de clients de M. Mansour ont été reçus comme résidents permanents canadiens.

« Avec la résidence permanente, tu as tous les droits et privilèges d'un citoyen canadien, sauf le passeport et le droit de vote. Tes enfants peuvent étudier comme un citoyen canadien, tu as une carte d'assurance maladie, des avantages sociaux, tu peux entrer au Canada comme un citoyen grâce à ta carte de résident permanent. Et pour devenir citoyen canadien, éventuellement, il faut être résident permanent », souligne Me Stéphane Handfield, avocat spécialisé en immigration.

Le statut de résident permanent implique que la personne contribue à la société canadienne : le statut est retiré si la personne ne réside pas au moins 730 jours sur cinq ans au Canada.

Or, la vingtaine de familles recensées par l'Agence des services frontaliers ne résidaient pas du tout ici. Elles venaient à l'occasion pour visiter des proches ou profiter du système de santé, ou encore y envoyaient leurs enfants pour étudier à Montréal, mais ne respectaient pas les obligations de résidence, selon la preuve présentée en cour.

« Ces gens ne venaient au Canada que quelques jours par année, ils passaient très peu de temps au Canada », a expliqué la procureure de la Couronne, Me Marie-Ève Moore.

Certains clients sont même devenus citoyens canadiens sans remplir les critères légaux qui exigent d'avoir résidé trois ans ici au cours des quatre dernières années.

3. SIMULATION DE LA RÉSIDENCE

Pour qu'ils puissent avoir accès aux services canadiens sans emménager ici, Rafic Mansour leur offrait un service clés en main de simulation de résidence. « Les clients créent une vie fictive », a résumé Me Moore.

« C'est compliqué comme stratagème. Dans les formulaires, ils doivent donner un historique d'emploi, un historique d'adresses, des documents comme des comptes d'Hydro-Québec », a souligné la procureure.

Rafic Mansour s'arrangeait pour que ses clients disposent d'une adresse officielle au Canada, soit en achetant un condo qui pouvait être sous-loué ensuite, en louant un petit appartement, parfois à plusieurs, ou encore en fournissant l'adresse d'un proche.

Le comptable prenait pour eux un abonnement à Hydro-Québec ainsi qu'une ligne téléphonique fixe, payée par versements automatisés mensuels. Il assurait la prise et le suivi des messages téléphoniques, le suivi de leur correspondance, le dépôt de chèques, le paiement de factures, la rédaction des déclarations de revenus.

Les clients avaient plusieurs astuces pour cacher leur situation aux douaniers. En arrivant au Liban, ils faisaient tamponner un petit papier ajouté à leur passeport, qu'ils pouvaient retirer ensuite. Puis, avant de revenir au Canada, ils allaient dans un pays limitrophe comme la Jordanie pour faire étamper leur passeport, comme s'ils venaient tout juste d'arriver du Canada. À leur retour à Montréal, l'étampe semblait indiquer qu'ils n'étaient partis que quelques jours, alors qu'ils pouvaient avoir été absents un an.

Dans sa correspondance saisie par les enquêteurs, Rafic Mansour semble parfois déplorer que ses clients ne viennent pas s'installer ici pour vrai. « Dommage que tu n'es pas à Montréal, il fait un temps radieux. Si ça continue comme ça, les amoureux de Montréal vont augmenter ! », écrit-il à l'un d'eux.

4. UTILISATION DES SERVICES

La preuve amassée par les enquêteurs chiffre à environ 500 000 $ le coût des services sociaux utilisés frauduleusement par les clients de Rafic Mansour au fil des ans.

Soins de santé gratuits, droits de scolarité à une fraction du prix exigé aux étudiants internationaux, remboursements de TPS, prestations de soutien familial, soutien aux enfants.

Les faux résidents permanents se disaient habituellement travailleurs autonomes et déclaraient de bien maigres gains annuels, ce qui leur permettait même de jouir des aides pour familles à faibles revenus.

5. JUSTIFICATION DE LA MANOEUVRE

« Je suis humaniste, un profond humaniste, et ça me fait de la peine de voir des gens qui ont de la difficulté », a expliqué Rafic Mansour lors des observations sur la peine.

Avec l'aide de son avocat, Me Eric Sutton, le comptable de 71 ans a plaidé qu'il avait agi par altruisme, pour que ses clients puissent disposer d'une porte de sortie en cas de crise au Moyen-Orient.

« À n'importe quel moment, tout peut s'enflammer là-bas, et ces gens vont chercher un refuge », a-t-il déclaré. Il a souligné qu'une bonne partie de sa clientèle était chrétienne, comme lui, et que, « malheureusement, les chrétiens au Moyen-Orient n'arrivent plus à vivre, ils doivent penser à aller ailleurs ».

Mais pour montrer que M. Mansour savait bien qu'il organisait des fraudes, la poursuite a déposé en preuve un courriel exaspéré qu'il avait envoyé à une cliente au Liban.

La dame voulait porter plainte contre les douaniers canadiens qui avaient été impolis avec elle. M. Mansour, qui avait déjà fait beaucoup de démarches pour qu'elle puisse profiter des services sociaux canadiens, trouvait qu'elle n'était pas en position de se plaindre.

« Écoute, les Canadiens n'ont pas de leçon à recevoir de personne, surtout pas de Libanais qui jouent dans leur système ! », a-t-il répliqué sèchement.