Sa mission est peu connue, mais cruciale : prendre en charge des gens inaptes, les plus vulnérables de la société, qui n’ont plus de famille pour s’occuper d’eux. Alors, comment expliquer que des pupilles du Curateur public du Québec, atteints de déficience intellectuelle et de problèmes de santé mentale, se retrouvent à la rue, et y vivent parfois depuis des années ?

« Une situation inacceptable depuis des années »

Simon a 33 ans, c’est un colosse de plus de deux mètres, avec la bouille d’un petit enfant. Il a un diagnostic de déficience intellectuelle et de maladie mentale. Ce n’est certes pas un client facile, comme en témoignent la quinzaine d’évènements qui figurent à son casier judiciaire : vol, menaces de mort, non-respect des conditions de probation.

Après un parcours cahoteux dans les ressources de la Direction de la protection de la jeunesse et de divers organismes, Simon s’était finalement trouvé un domicile dans une ressource gérée par le Centre de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI).

Et puis, la COVID-19 est arrivée.

Au cours de l’année 2021, il a fait une « fugue » de quelques jours. À son retour, il devait être isolé pendant 14 jours. Il a refusé, et est demeuré à la rue.

Et depuis, c’est là qu’il vit.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Une policière intervient auprès d’un itinérant au campement de fortune de la rue Notre-Dame peu avant son démantèlement, en décembre 2020.

Pendant la pandémie, il s’est retrouvé à plusieurs reprises dans des unités de débordement pour sans-abri. « Là-bas, je me suis fait battre », raconte-t-il, une information corroborée par d’autres sources. Il est bien connu de l’équipe EMRII, du Service de police de la Ville de Montréal : seulement en 2021, il a plus d’une centaine de notes versées à son dossier. Une note tous les trois jours.

Et depuis des années, Simon est aussi sous la tutelle du Curateur public du Québec. Une personne extrêmement vulnérable, inapte, placée sous la tutelle de l’État, qui se retrouve sans-abri ou au bord de l’itinérance ? Oui, c’est malheureusement possible. La Presse a documenté quatre cas précis, mais une cinquantaine de personnes se retrouvent dans cette situation, admet la porte-parole du Curateur public du Québec, Nathalie Gilbert.

« Je ne suis pas une mauvaise personne », dit Simon, en dévorant un burger au poulet offert par la représentante de La Presse, au terme d’une autre nuit passée dans la rue. « Je suis tanné. Je veux de l’aide. Je veux un logement. »

Comment se fait-il qu’une personne sous curatelle publique vive dans une grande précarité ou carrément dans la rue au vu et au su du curateur délégué censé la protéger ?

« On ne dira pas qu’il n’y a pas de possibilité qu’il y ait eu des erreurs de commises », concède Pierre Lamarche, qui occupait jusqu’à récemment la fonction de directeur général des services aux personnes chez le Curateur public du Québec. « L’itinérance est le dernier recours », précise-t-il.

« Ce n’est jamais une option de laisser une personne sombrer dans l’itinérance. Ce n’est même pas un dernier recours, ce n’est pas un recours », répond son collègue Cédric Bourdon, directeur de la Direction territoriale Sud au Curateur public. Sauf que cela arrive bel et bien, admet-il. « Mais il y a des centaines de personnes qui se retrouveraient dans l’itinérance sans les services du Curateur public », plaide-t-il. Nous publierons mardi un texte complet sur cette entrevue réalisée avec deux gestionnaires du Curateur public.

LE CURATEUR PUBLIC, C’EST QUOI ?

Le Curateur public, un organisme créé il y a plus de 75 ans, supervise les dossiers de 40 000 personnes au Québec. Dans la plupart des cas, les bénéficiaires sont sous le coup d’un régime privé, auquel cas ce sont des membres de la famille qui s’occupent de leur situation, avec l’appui occasionnel du Curateur public. S’il n’y a plus de famille prête à assumer cette charge, le dossier revient au Curateur public. Environ 13 000 personnes au Québec se retrouvent sous curatelle ou sous tutelle publique. Le Curateur peut être amené à administrer seulement les biens d’un bénéficiaire, jugé incapable de gérer son argent par exemple. Si le cas est plus lourd, le Curateur peut être amené à prendre la totalité des décisions qui concernent sa personne.

Des cas lourds

Dans les cas que nous avons rencontrés, et qui sont détaillés à la fin du texte, il y a Julie, 46 ans, qui vit aussi avec une déficience intellectuelle, schizophrène et accro aux drogues. Elle vit dans la rue depuis 1997, agressée physiquement et sexuellement à de nombreuses reprises. Et puis il y a Nathalie et Paulette, respectivement 48 et 58 ans, qui vivent toutes deux dans une situation d’extrême précarité, dans des maisons de chambres du Grand Montréal.

Les trois femmes sont sous la tutelle du Curateur public depuis des années.

Évidemment, tous ces prénoms sont des noms d’emprunt, puisque nous n’avons pas le droit d’identifier des pupilles du Curateur public, qui sont jugées incapables de consentir à une entrevue avec un journaliste.

Les cas lourds sous la tutelle du Curateur qui se retrouvent à la rue, « c’est une situation totalement inacceptable qui sévit depuis des années », dénonce une source du réseau de la santé, qui connaît très bien la problématique, mais n’a pas l’autorisation de parler aux journalistes.

« Ce sont des personnes qui se font abuser dans la rue. Le Curateur a la responsabilité de ces personnes. Elles tournent en rond : refuges, équipes volantes, urgences… et la personne qui est censée défendre leurs droits n’est même pas présente ! »

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Matthew Pearce, alors qu’il était directeur de la Mission Old Brewery

De nombreuses personnes du milieu de l’itinérance fustigent aussi la passivité du Curateur public dans ces cas difficiles. « Que des gens sous curatelle se retrouvent à la rue, bien sûr que ça me dépasse ! Si on juge que la personne est inapte à gérer ses affaires, à prendre des décisions par elle-même, comment se fait-il qu’elle se trouve à la rue ? », se demande Matthew Pearce, qui était jusqu’en 2020 directeur de la Mission Old Brewery, l’un des plus grands refuges de Montréal.

Pendant ses 12 années à la tête du refuge, il y a vu défiler environ une douzaine de personnes par an qui étaient sous la protection du Curateur public. Or, jamais l’organisme public n’a tenté de tisser des liens avec la Mission.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Émilie Fortier, actuelle directrice des services du campus Saint-Laurent à la Mission Old Brewery

Je n’ai jamais vu de curateur délégué à la Mission Old Brewery et je ne suis même pas certaine de comprendre leur rôle.

Émilie Fortier, directrice des services du campus Saint-Laurent à la Mission Old Brewery

Dans ces cas particulièrement lourds, qui combinent déficience intellectuelle, maladie mentale et délinquance, les organismes du réseau et le Curateur se déresponsabilisent, observe Mme Fortier. « Nous ne sommes pas un lieu de placement institutionnel. On ne devrait pas être vus comme une solution permanente. »

Sylvain Picard, de l’équipe itinérance du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, œuvre depuis 2001 avec une clientèle déficiente intellectuelle, qui se retrouve généralement sous curatelle, et vit dans la rue. Il se dit « pas mal désenchanté » du travail du Curateur public.

L’organisme, estime-t-il, accomplit un bon boulot pour la gestion des biens de ses pupilles. Mais quant aux autres aspects de leur vie, « il ne faut pas s’attendre à des miracles », résume-t-il. Les curateurs « n’ont pas plus de leviers » que lui pour obtenir des soins médicaux pour la personne ou éviter une expulsion.

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Sylvain Picard, de l’équipe itinérance du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Nous vivons beaucoup d’impuissance avec ces clients.

Sylvain Picard, de l’équipe itinérance du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

« Face à l’itinérance, les curateurs sont désemparés. On s’imagine que les gens sont protégés lorsqu’ils sont sous curatelle, mais ça n’est pas le cas. Si les clients ne répondent pas aux critères d’un organisme, ils sont expulsés. S’ils n’ont pas le bon diagnostic, on les écarte. Et souvent, ils retournent à la rue », acquiesce Mélanie Bissonnette, du projet Logement Montréal, géré par l’ensemble des grands refuges montréalais. Des cas comme ceux que La Presse a rencontrés, elle en a eu « des dizaines en 17 ans d’intervention », résume Mme Bissonnette.

Des ressources qui ne s’adaptent pas

Son collègue Rudy Escoffier souligne que ce genre de cas, où la personne souffre d’une déficience intellectuelle diagnostiquée ou non, n’a aucune ressource d’hébergement. « Des milieux d’hébergement adaptés en déficience intellectuelle et santé mentale, il n’y en a pas. Dans un monde idéal, on aurait une ressource du CRDI à haut seuil de tolérance, explique-t-il. C’est comme s’il manquait une troisième ligne en déficience intellectuelle, chose qui existe en santé mentale. »

Sylvain Picard est d’accord. « Les ressources ne sont pas capables de s’adapter aux caractéristiques de cette clientèle, qui présente des besoins complexes », dit-il. Ses clients se font régulièrement expulser des places d’hébergement qu’il réussit à leur dénicher. « Six mois plus tard, je les retrouve dans la rue, sur la Sainte-Catherine ! Sans que quiconque ait jugé bon de m’en avertir… »

« Il y a un manque de ressources adaptées aux gens sous curatelle ou qui devraient l’être », estime aussi l’avocat Patrick Martin-Ménard, qui a défendu plusieurs clients sous curatelle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Me Patrick Martin-Ménard

J’ai été témoin aussi d’une grande désorganisation interne dans plusieurs dossiers. J’ignore si c’est de la passivité ou si c’est parce que les gens sont débordés. On s’attend à ce qu’un curateur délégué soit proactif, qu’il fasse les démarches pour que la personne reçoive des soins ; qu’il pousse sur l’équipe traitante. Mais s’il n’y a pas d’équipe traitante, c’est game over.

Me Patrick Martin-Ménard

Il y a quelques années, alors que Rudy Escoffier œuvrait pour l’équipe EMRII du SPVM, un cas semblable s’est présenté. Une jeune autochtone de 24 ans, qui souffrait de troubles de santé mentale et avait une déficience intellectuelle. Elle se livrait au travail du sexe pour gagner de l’argent. « Ça lui est arrivé plusieurs fois de courir nue vers les policiers parce qu’elle venait de se sauver d’un appartement où elle se faisait agresser sexuellement. Dans certains cas, elle était attachée au lit. »

Au cours d’une année, pas moins de 60 appels ont été enregistrés pour cette jeune femme au 911. Les intervenants, avec le soutien du Curateur public, ont fini par obtenir une ordonnance de traitement et d’hébergement. Elle a été placée dans un lieu fermé pendant deux ans.

« Après deux ans, l’équipe s’est questionnée. Est-ce que c’est correct de la garder sous ordonnance ? Est-ce qu’on continue de la protéger au détriment de sa liberté ? L’ordonnance est tombée. »

Et qu’est-il arrivé à cette jeune femme ? Rudy Escoffier laisse échapper un long soupir.

« Elle a été assassinée. »

Des cas troublants

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

La Presse a documenté les cas de quatre personnes qui sont sous curatelle publique et qui se retrouvent dans la rue, ou au bord de l’itinérance. Voici le résumé de leur histoire, confirmée dans tous les cas par plus d’une source.

Simon, 33 ans

Simon est né à Montréal-Nord et s’est retrouvé sous la tutelle de la DPJ dans la petite enfance. Après plusieurs familles d’accueil, il se retrouve dans un centre de réadaptation fermé. Il a une déficience intellectuelle et est atteint de bipolarité. Il a 17 infractions à son casier judiciaire.

Il s’est retrouvé dans l’itinérance l’hiver dernier, après avoir refusé de faire une quarantaine avant de regagner la ressource d’hébergement pour des personnes avec déficience intellectuelle où il vivait. Il a été impliqué dans plusieurs conflits violents. Il a vécu pendant quelque temps au campement de la rue Notre-Dame, avec pour toute source de chauffage une chandelle dans sa tente.

Son seul contact avec sa curatrice déléguée est le dépôt de son chèque d’aide sociale, qu’il reçoit par le truchement d’un organisme communautaire.

Julie, 46 ans

Julie vit dans la rue depuis près de 15 ans. Elle a un diagnostic de déficience intellectuelle. En 2019, on comptait près de 130 évènements qui l’impliquaient et qui ont généré des appels au SPVM. Elle a commis une douzaine d’infractions criminelles entre 1998 et 2016, qui relèvent souvent de la possession de drogue. Elle est travailleuse du sexe pour subvenir à ses besoins.

Elle est suivie par des équipes en traitement de la dépendance et par l’EMRII depuis longtemps. Au départ, elle n’avait même pas de diagnostic de déficience intellectuelle et le processus pour l’obtenir a été long et ardu.

« Je me suis rendu compte qu’elle avait besoin d’un régime de protection quand je suis allé avec elle encaisser son chèque au dépanneur. Et je me suis aperçu que sur 1100 $, le dépanneur gardait 700 $. Ç’a été l’élément déclencheur. Elle a vraiment besoin de ça », dit un intervenant qui a suivi son cas pendant des années.

Mais ce régime de protection ne l’a pas sortie de la rue : à plusieurs reprises, elle a perdu son logement à cause de sa consommation de drogue et de la prostitution. Elle vit depuis dans divers refuges.

Nathalie, 48 ans

Elle est sous la protection du Curateur public depuis sa majorité. Elle n’a pas de problème de santé mentale diagnostiqué, mais souffre de crises d’angoisse régulières. Elle a également des capacités intellectuelles limitées et de graves problèmes de comportement.

C’est une ex-enfant de la DPJ. Bébé, elle a été abandonnée par ses parents, battue et brûlée. Elle en conserve les cicatrices. En 2019, elle vivait dans un logement de la grande région de Montréal. Elle en a été expulsée et s’est retrouvée – encore une fois – à la rue.

Elle vit désormais dans une maison de chambres, dans une très grande précarité. La police y débarque régulièrement pour des évènements qui la concernent. Elle a très peu de contacts avec sa curatrice déléguée. Elle est sur une liste d’attente depuis près de cinq ans pour voir un travailleur social. Elle n’a pas vu son médecin de famille depuis près de deux ans.

Paulette, 58 ans

Elle a une déficience intellectuelle, souffre de schizophrénie et également d’un diabète mal contrôlé. On lui a retiré la garde de tous ses enfants et elle est grand-mère plusieurs fois. Son père l’a agressée sexuellement pendant une grande partie de son enfance.

Paulette a des contacts très épisodiques avec sa curatrice, au point où elle n’arrive pas à se souvenir de son nom. Elle n’a pas de médecin de famille. Or, elle a de nombreux problèmes de santé. Le dosage de sa médication pour la schizophrénie n’a pas été contrôlé depuis plus d’un an. Elle a une masse à un sein et souffre de séquelles d’une probable infection transmise sexuellement. Ses lunettes sont brisées, et elle voit très mal sans elles. Son dentier ballotte à tel point qu’il sort régulièrement de sa bouche dans une conversation.

Nous l’avons rencontrée en novembre. Au cours des semaines précédentes, elle avait écrit à sa curatrice pour obtenir de l’argent afin de s’acheter des bottes d’hiver, de remplacer ses lunettes et son dentier. Deux semaines plus tard, elle a reçu cette réponse : « Est-il possible d’avoir des précisions ? »

En entrevue avec La Presse, le Curateur public a qualifié cette situation d’« inacceptable ». « Deux semaines, ça m’apparaît inapproprié », affirme-t-on. Un curateur délégué doit répondre à sa pupille dans un délai de 48 heures.

Employés submergés, clientèle négligée

Alors que nous révélions lundi que des pupilles particulièrement vulnérables du Curateur public se retrouvent en situation d’itinérance, une nouvelle législation viendra bientôt modifier la mission de l’organisme. Et ces changements vont lui amener des milliers de nouveaux clients. Or, les curateurs délégués ont déjà une charge de travail que certains qualifient d’« abrutissante ». Comment pourront-ils y arriver ?

Une charge de travail « abrutissante »

« La charge de travail des curateurs délégués est absolument abrutissante. »

Celui qui parle le fait en connaissance de cause : Me François Dupin a été avocat au contentieux du Curateur public du Québec pendant 27 ans. Il a quitté ses fonctions il y a cinq ans pour se consacrer à l’enseignement.

Les curateurs délégués – qui prennent en charge concrètement des cas de bénéficiaires au nom du Curateur public – ont en moyenne 110 dossiers à suivre, selon l’organisation. Mais alors que Me Dupin était en poste, certains curateurs géraient jusqu’à 200 dossiers, témoigne-t-il. Et c’est ce qui explique, dans certains cas, le lien plus qu’épisodique avec la clientèle, croit l’avocat.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Me François Dupin

De manière générale, on a un problème de base. Le Curateur public ne sait pas de quoi il parle quand il parle de ses majeurs protégés. Il ne les voit pas. Le Curateur public est dans une sorte de tour d’ivoire et ne connaît pas les personnes qu’il prétend protéger.

Me François Dupin, ex-avocat au contentieux du Curateur public du Québec

Les syndicats qui représentent le personnel qui œuvre au bureau du Curateur public s’insurgent aussi contre la lourdeur de la tâche des employés de l’organisme.

« C’est un problème qu’on aborde régulièrement en comité de relations de travail, la surcharge de travail au Curateur public. C’est vraiment, vraiment un gros problème », dit Line Lamarre, présidente du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ). Le SPGQ représente les curateurs délégués.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE

Line Lamarre, présidente du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ)

On n’a pas encore eu de ruptures de services et j’en suis étonnée.

Line Lamarre, présidente du SPGQ

« Ça fait 15 ans qu’on dénonce le manque d’effectifs au Curateur public. Les gens sont exténués. Ils sont là pour aider les plus vulnérables, ils font un travail de nature profondément sociale, pour aider les citoyens les plus démunis. Ils ne sont pas capables de leur donner le soutien qu’ils devraient leur offrir », affirme pour sa part Christian Daigle, président du Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ), qui représente, lui, les employés de soutien au Curateur public.

Et l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, qui modifie la mission du Curateur public, pourrait venir encore alourdir la charge de travail du personnel. La loi, qui entrera en vigueur en juin prochain, prévoit une nouvelle fonction d’assistance aux aidants naturels de la part de l’organisme. Cela pourrait signifier une hausse de 17 000 demandes auprès de l’organisme, a indiqué devant une commission parlementaire récente le directeur des services aux personnes, Alain Dupont. Pour faire face à ces nouvelles exigences et concrétiser la réforme, l’organisme a d’ailleurs déposé une demande au Conseil du trésor pour obtenir 15 millions de plus sur cinq ans.

« Vous comprendrez que nous sommes très inquiets pour la viabilité de la réforme, dont la mise en œuvre pourrait être sérieusement compromise par un manque chronique de moyens. Déjà, en 2015, le Curateur public reconnaissait être rendu aux limites de ses capacités. Depuis, l’organisme n’a pas été en mesure d’obtenir un rehaussement substantiel des ressources qui lui sont allouées », fait valoir le SFPQ dans une lettre envoyée en mai dernier au ministre Mathieu Lacombe, responsable du Curateur public.

Les critiques à l’endroit du Curateur public ne datent pas d’hier. Déjà, en 1997, tant le Protecteur du citoyen que le Vérificateur général avaient déposé d’accablants rapports sur la situation au Curateur public. Puis, au début des années 2000, le protecteur du citoyen demandait au Curateur public de visiter ses pupilles au moins une fois l’an. En 2019, la protectrice du citoyen récidivait en réclamant que l’organisme se conforme à l’exigence de réévaluation régulière des tutelles et des curatelles, qui, dans certains cas, accusaient des retards considérables.

QUI SONT LES CURATEURS DÉLÉGUÉS ?

Pour être curateur délégué, on exige une formation universitaire en travail social, en psychoéducation ou dans une discipline connexe. Les aspirants curateurs délégués doivent également suivre une longue formation, qui s’étend sur plusieurs mois, offerte par le Curateur public du Québec. C’est le curateur délégué qui, en théorie, coordonne tout le filet de sécurité autour de la personne représentée. Il est responsable d’élaborer le plan de représentation, de maintenir un lien avec le bénéficiaire et doit s’assurer que cette personne reçoit les services et les soins dont elle a besoin.

QUE DIT LA NOUVELLE LOI ?

La nouvelle loi ajoute une mesure « d’assistance » aux fonctions du Curateur public. Dans certains secteurs de leur vie, des gens pourraient ainsi être pris en charge par un tiers avec le soutien d’employés du Curateur public. Ce tiers pourrait par la suite agir comme intermédiaire avec les services gouvernementaux au nom de la personne représentée. La curatelle (prise en charge totale de la personne) disparaît également, au profit de la tutelle, qui ne s’exercerait que dans certains secteurs définis de la vie d’un bénéficiaire (les finances, le logement, la santé), et seulement lorsque c’est vraiment nécessaire.

Le Curateur se défend

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Des personnes sans-abri font le pied de grue devant la Mission Old Brewery, à Montréal

Bien qu’il admette que certains de ses pupilles se retrouvent à la rue faute de services adéquats, le Curateur public du Québec assure que sa priorité est de leur trouver un toit.

« Ce n’est pas nécessairement évident d’encadrer et même de rejoindre ces personnes-là », puisque le Curateur ne leur donne pas de services quotidiens (hébergement, alimentation, etc.), explique d’entrée de jeu Pierre Lamarche, qui occupait jusqu’à récemment la fonction de directeur général des services aux personnes chez le Curateur public du Québec.

« L’idée, c’est vraiment de prévenir l’itinérance », insiste celui qui travaille toujours au sein de l’organisme public, à titre de chargé de mandat spécial pour le projet de loi 18, des changements législatifs visant à mieux protéger les personnes vulnérables qui entreront en vigueur en juin.

« Un des avantages d’un régime de tutelle ou d’un régime de curatelle, quand la Cour supérieure l’a prononcé, c’est que le Curateur public a la capacité de prendre un peu le contrôle de la gestion de la personne », souligne-t-il.

Ainsi, le Curateur peut faire les demandes de prestations gouvernementales de ses pupilles, en plus de faire des ententes particulières avec les propriétaires des logements au nom des majeurs protégés.

« En étant capable de récupérer les prestations auxquelles la personne a droit, ce qu’on essaie de faire comme étant la chose la plus importante, c’est de leur donner un toit », insiste M. Lamarche, du Curateur public.

Ce ne sont toutefois pas toujours des locataires « faciles », poursuit M. Lamarche. Certains ont des problèmes de toxicomanie, en plus d’avoir une déficience intellectuelle ou une intelligence limite, parfois des troubles mentaux ou des troubles de comportement, énumère-t-il. Et à cela s’ajoute parfois un casier judiciaire.

Ça crée des défis particuliers au niveau des propriétaires.

Pierre Lamarche, du Curateur public du Québec

Le Curateur va ainsi devoir tester le « niveau de tolérance » du propriétaire à avoir des locataires qui n’ont pas les capacités de respecter des règles strictes : l’interdiction de fumer dans le logement ou la chambre, par exemple.

Pour « éviter une dilapidation » de leur argent, le Curateur encadre également la gestion des dépenses quotidiennes. « On sait que l’argent risque de partir ailleurs », indique M. Lamarche.

Ainsi, en fournissant des cartes prépayées dans des épiceries et des magasins à grande surface, le Curateur s’assure que les besoins de base soient comblés. On peut aussi leur proposer de « passer au bureau chercher 20 $ chaque jour ou aux deux jours », donne-t-il comme exemple.

Il n’existe pas toujours de ressources d’hébergement dans le réseau public adaptées aux situations complexes de leurs pupilles, ajoute Cédric Bourdon, directeur de la Direction territoriale sud au Curateur public du Québec. Cet ancien curateur délégué insiste à son tour sur le fait que l’itinérance ne devrait cependant « jamais » être une option pour les gens vulnérables sous tutelle ou sous curatelle publique.

Des propriétaires de logements, de ressources d’hébergement, de commerces et même des dirigeants de refuges ou d’organismes communautaires mettent parfois des personnes sous curatelle « sur une liste noire », indique M. Lamarche.

Ces pupilles du Curateur sont des « cas extrêmes parmi les extrêmes ». Ils sont « réfractaires à tout type d’encadrement », et ce sont eux qui se retrouvent ainsi à la rue, illustre-t-il.

D’ailleurs, en réponse aux critiques des responsables des refuges pour itinérants qui estiment que le Curateur se déresponsabilise dès qu’un de ses pupilles atterrit chez eux, le Curateur assure qu’il ne voit pas ces ressources comme des « solutions permanentes » pour les personnes sous curatelle.

« Chaque fois qu’on peut sortir une personne de l’itinérance, c’est toujours une belle victoire », renchérit M. Bourdon.

Concernant le réseau de la santé et des services sociaux, le Curateur assure faire « au moins » des « centaines d’interventions chaque jour » pour « régler des enjeux » afin que ses pupilles aient accès aux services (dont de l’hébergement) et aux soins dont ils ont besoin.

On n’a probablement pas tout fait ce qu’on aurait dû faire. Je ne vous dis pas que c’est parfait, mais je ne pense pas conclure du tout que le Curateur public renvoie la balle au réseau [de la santé]. Aucunement. Au contraire, on travaille très fort à corriger ces situations-là.

Pierre Lamarche, du Curateur public du Québec

« Le rôle du Curateur public ne se substitue pas à celui du réseau de la santé et des services sociaux ou à celui des organismes communautaires, ajoute pour sa part M. Bourdon. Notre rôle est complémentaire à ce qui peut être offert par ces organisations. »

Des fonds et des postes ajoutés

En réponse aux syndicats qui critiquent la charge de travail des employés de l’organisme, le Curateur répond que le « rôle des curatrices déléguées est très important », en évitant d’utiliser le mot « surcharge ». « Ce sont nos yeux et nos oreilles sur le terrain », dit M. Bourdon, et on est « conscients que ce n’est pas toujours un travail évident ». Des représentations ont été faites au Conseil du trésor, dit-il, pour augmenter les effectifs.

Ainsi, depuis 2019, 20 postes de curateur délégué ont d’ailleurs été ajoutés et sept autres le seront cette année pour un total de 27, et un investissement de 5 millions. Globalement, le nombre de curateurs délégués est passé de 94 en 2018 à 121 en 2021-2022.

Des représentants d’organismes communautaires et du réseau de la santé ainsi que des avocats ont montré du doigt une certaine passivité du Curateur public pour veiller à la défense des droits de ses pupilles.

Au Curateur, on répond que beaucoup d’actions des curateurs délégués ne sont pas visibles, mais tout de même essentielles (par exemple, des interventions téléphoniques ou par courriel réalisées auprès du réseau de la santé). D’ailleurs, le Curateur public est en attente du feu vert du Conseil du trésor pour l’ajout de huit techniciens qui permettraient d’alléger la charge administrative des curateurs délégués, fait valoir M. Bourdon.

La pandémie a également paralysé leurs actions sur le terrain durant plusieurs mois. En vertu de la loi, une personne sous curatelle a une seule rencontre par an avec son curateur délégué. Or, les visites ont été suspendues en mars 2020, en raison des directives de la Direction générale de santé publique, explique-t-on chez le Curateur. Elles ont repris près de 18 mois plus tard, soit l’été dernier.

« Une autre approche a été mise en place afin de nous assurer de maintenir le contact avec les personnes que nous représentons », assure sa porte-parole Nathalie Gilbert. Ainsi, 71 % des personnes dont la visite était prévue dans l’année ont reçu une visite en personne ou par vidéoconférence (35 %) ou ont fait l’objet d’un bilan téléphonique exhaustif (36 %).