L’Inde trône au sommet des pays de naissance des immigrants récents au Canada. En 2022, plus du quart des nouveaux résidents permanents était de l’Inde. C’est aussi le principal pays source de travailleurs étrangers temporaires et d’étudiants étrangers. Gilles Verniers, qui mène des travaux sur le système politique indien depuis l’an 2000, répond à nos questions.

Pourquoi les Indiens sont-ils attirés par le Canada ?

C’est assez compliqué parce qu’il n’y a pas une seule diaspora, c’est un groupe assez hétérogène. Et donc, il y a différents mécanismes qui expliquent cette forte migration vers le Canada. De manière historique, évidemment, c’est lié à la politique canadienne qui est plus généreuse et hospitalière que bien d’autres pays, qui a créé des filières de migration de l’Inde, et en particulier du Pendjab, pour les populations sikhes vers le Canada.

À quand remonte cette immigration ?

Il y a une diaspora qui a fortement grossi dans les années 1980 et 1990. Il y a une immigration plus récente et qui me semble plus diversifiée, qui ne vient pas uniquement du Pendjab. J’ai eu l’occasion de voir qu’à Montréal, par exemple, la population d’immigrés indiens a beaucoup augmenté, et que c’est une vraie présence, une vraie communauté aujourd’hui. Il y a d’autres facteurs qui jouent et qui ne sont pas uniquement des facteurs politiques, mais qui sont des facteurs économiques, au sens où, depuis des années maintenant, l’Inde est une économie en forte croissance, mais qui produit très peu d’emplois ou pas assez d’emplois.

Quel est le taux de chômage en Inde ?

Le chômage des jeunes est très élevé, aux alentours de 25 %. Et il est plus élevé encore pour les jeunes Indiens éduqués, par rapport à ceux qui ne le sont pas. C’est-à-dire que les jeunes qui ont de l’éducation vont rarement chercher du travail dans l’agriculture, dans la micro-industrie ou dans la microentreprise. Et donc, il y a vraiment des manques de débouchés à large échelle qui, de manière structurelle presque, encouragent énormément de jeunes Indiens à immigrer.

Quel rôle joue la diaspora sikhe au Canada ?

C’est évidemment un facteur d’attraction. Il y a des structures en place pour orienter, dès le départ, des candidats à l’immigration.

Comment ces Indiens font-ils pour venir ici ?

Il y a une industrie présente en Inde qui organise cette immigration vers le Canada. Il y a toute une industrie qui s’est développée pour aider des candidats pour leur procédure de visa ou pour aider les jeunes Indiens à s’inscrire dans les universités canadiennes.

Les relations entre le Canada et l’Inde sont tendues depuis qu’Ottawa a accusé New Delhi d’avoir commandité le meurtre d’un citoyen canadien sikh au Canada, en septembre. Comment en est-on arrivé là ?

À première vue, ça paraît un peu inexplicable parce que les revendications autonomistes ou indépendantes sikhes étaient largement parties avec les membres de la diaspora, en Inde. Donc, c’était une question qui était, sinon morte, au moins complètement dormante. En visant des membres de la diaspora sikhe à l’étranger, et en conduisant les opérations que l’on sait, le gouvernement cherche à raviver les tensions au sein d’un État que le parti ne gouverne pas. Le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party ou BJP), du premier ministre Narendra Modi, est un parti nationaliste hindou.

Qui gouverne le Pendjab ?

Cet État est gouverné par un nouveau parti politique, le Parti de l’homme ordinaire (Aam Aadmi Party ou AAP), dont le chef, Arvind Kejriwal, a été arrêté le 21 mars dans le cadre d’une affaire de corruption présumée (ce parti est aussi au pouvoir dans le territoire de Delhi, où se trouve la capitale fédérale). C’est donc un État qui est gouverné par un parti qui est vu comme une solution de rechange crédible au BJP, et dont le BJP se méfie et s’oppose de manière assez virulente. Depuis l’ascension politique de ce nouveau parti au Pendjab, le BJP l’a accusé de faire cause commune avec des éléments séparatistes pour démontrer ou montrer à l’électorat qu’il est antinational.

À quoi faut-il s’attendre, au Canada, si Narendra Modi remporte le scrutin ?

Un troisième mandat de Modi laisse à penser que le gouvernement va poursuivre sa politique. L’Inde est suffisamment courtisée par les grandes puissances pour se permettre d’avoir une relation froide avec un pays comme le Canada, qui est un partenaire important, mais pas particulièrement stratégique pour l’Inde, comparé aux États-Unis, à la Russie ou à l’Union européenne.

Le Canada est-il coincé ?

Oui, parce qu’il n’y a pas vraiment d’issue qui lui soit favorable. Soit le Canada continue à condamner et à formuler des accusations contre l’Inde, et le gouvernement Modi présente ça comme une manifestation que l’Inde a acquis son statut de grande puissance et qu’elle peut défier des grandes puissances occidentales. Soit le Canada décide de laisser un peu l’eau couler sous les ponts pour essayer de normaliser sa relation, et le gouvernement Modi présentera ça comme une victoire de l’Inde, encore une fois, contre une puissance occidentale. Donc, quoi que le gouvernement canadien fasse, les autorités indiennes parviendront à faire jouer ça à leur avantage.

Lisez l’article « Élections en Inde : la démocratie en jeu » de Gilles Verniers

Qui est Gilles Verniers

  • Gilles Verniers est actuellement professeur invité en science politique au Amherst College, au Massachusetts, Senior Fellow au Centre for Policy Research, à New Delhi, et Karl Loewenstein Fellow.
  • Il a obtenu son doctorat en sciences politiques à Sciences Po Paris en 2016 et a suivi une formation en sciences politiques, en relations internationales et en éthique économique et sociale aux universités de Saint-Louis, de Bruxelles et à l’Université catholique de Louvain, en Belgique.