L’itinérance à Montréal s’étend bien au-delà du centre-ville : à la suite de plaintes de citoyens l’année dernière, le Service de police de la Ville de Montréal a lancé une patrouille à pied à Lachine pour aider à résoudre les enjeux de cohabitation et d’insécurité engendrés par le nombre croissant de sans-abri dans le secteur.

Seringues qui traînent aux abords des commerces, individus bruyants et désorganisés, vol dans certaines boutiques, excréments trouvés devant des commerces : les préoccupations des résidants de Lachine, évoquées lors des séances du conseil municipal, étaient multiples. Le SPVM a donc cherché une solution en partenariat avec l’arrondissement avant que la situation ne dégénère.

Depuis octobre dernier, les agents du SPVM Daniel Champagne et Louis-Carl Choquette sont dégagés des appels d’urgence et patrouillent à pied à temps plein. Leur mandat : être toujours visibles, aller à la rencontre des citoyens et des commerçants et tisser des liens avec la population itinérante du coin pour calmer le jeu s’il y a lieu. Et au bout de quelques mois, ils n’étaient plus « juste des agents » pour les résidants du secteur : ils sont « Daniel et Louis-Carl ». Les gens les ont reconnus pendant toute la durée de leur patrouille lorsque La Presse les a accompagnés, mardi dernier.

Premier arrêt : un groupe d’entraide qui s’occupe de personnes vivant avec un handicap mental. Les bénévoles y sont accueillants et motivés par le désir d’aider autrui. Ça ne les empêche pas d’avoir des soucis de cohabitation avec des personnes en situation d’itinérance qui s’y réfugient parfois, faute d’autre lieu où passer la journée en ces temps froids.

L’agent Daniel Champagne jette un coup d’œil à l’intérieur : pas de problème aujourd’hui. « On le sent facilement quand on rentre et que l’ambiance est tendue », précise l’agent Louis-Carl Choquette, collègue avec qui il patrouille depuis 10 ans.

Se rendre visible

On ne parle pas toujours de violence lorsqu’il est question de cohabitation cahoteuse. Ça peut être un individu qui a consommé, crie et gesticule. Ça provoque un sentiment d’insécurité chez les gens, explique Louis-Carl Choquette.

Les commerçants sont prêts à aider [les sans-abri] en les laissant entrer pour qu’ils se réchauffent. Mais il reste qu’on a eu des vols dans certaines boutiques. On ne veut pas d’infractions et d’incivilités.

L’agent Louis-Carl Choquette

Il cite l’exemple d’un homme sans logis aperçu plus tôt dans la journée dans les environs. « Je sais qu’il ne peut s’approcher d’un établissement de la rue Notre-Dame selon une ordonnance de la cour. S’il s’approche, je vais le lui rappeler. »

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Les agents Daniel Champagne et Louis-Carl Choquette, en pleine discussion avec un brigadier

Le fait que les agents sont présents et visibles empêche l’homme de ne pas respecter ses conditions. On lui évite peut-être un passage devant les tribunaux et on s’assure de la quiétude du commerçant en question.

Ce type de prévention est seulement réalisable en tissant des liens, en connaissant la population itinérante. Et pour ça, il faut être sur le terrain et prendre son temps.

« La présence, c’est de la prévention. Clairement », ajoute l’agent Daniel Champagne.

Cohabitation difficile

Le propriétaire de Yalla Habibi, nouvellement installé dans la rue, en a long à dire sur l’itinérance. Le petit restaurant est tout neuf, prêt à accueillir des clients. Et parfois, la présence de certains individus le dérange, admet-il. Il se lance dans une longue tirade sur la difficulté de la cohabitation. L’agent Daniel Champagne l’écoute en hochant la tête, compréhensif.

Le restaurateur discute d’une femme et d’un homme en situation d’itinérance bien connus dans le secteur. « Ils ont un bon cœur. Mais ils crient sur la rue, ils essaient de me vendre des choses qu’ils ont volées… »

Il souhaite garder l’endroit calme et accueillant, surtout sur l’heure du dîner.

À la sortie du restaurant, les agents croisent un visage familier. L’homme ne fait rien de mal. Il se promène le manteau ouvert, malgré le froid perçant, observe les passants, entre dans les boutiques.

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Louis-Carl Choquette et Daniel Champagne lors de leur patrouille

Les deux patrouilleurs le saluent poliment sans engager la conversation. Après tout, l’homme sans logis a le droit de se balader. Il se met à papoter avec les deux policiers de sa forte migraine, qui ne veut pas passer. « Mais tsé, j’ai tellement consommé. Tu vois ce côté de mon visage ? C’est toute paralysé », admet-il nerveusement.

« C’est la première fois qu’il nous parle aussi longtemps. C’est un record. On dirait que nos petits “Salut, ça va ?” depuis octobre ont été payants », s’étonne l’agent Louis-Carl Choquette.

Pour bâtir des liens avec la population itinérante, il faut être patient, ne rien prendre personnel. Parfois ils ne sont pas réceptifs. Ça aide de ne pas avoir à répondre aux appels d’urgence.

L’agent Daniel Champagne

Autre arrêt, à la friperie cette fois : le même homme se présente à la caisse.

La propriétaire des lieux, Chloé Boudreau, vient saluer les agents. Elle a l’habitude de leur tournée quotidienne. « Il est tout le temps ici, mais il n’achale personne », dit-elle d’emblée en faisant référence à l’homme à la caisse.

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Louis-Carl Choquette et Daniel Champagne se sont arrêtés à une friperie, où ils ont discuté avec la propriétaire, Chloé Boudreault.

Elle demeure consciente que la présence de sans-abri peut rendre certains clients réticents. « On est une friperie, donc on demeure accessible à tout le monde. Donc c’est certain qu’on peut avoir des gens aux comportements problématiques. »

Elle applaudit l’initiative de la patrouille à pied, puisque certaines situations nécessitent une surveillance, mais n’ont pas dégénéré au point de devoir appeler le 911.

« Ça rend l’atmosphère plus calme. »

Bientôt des ressources ?

Des magasins à grande surface, des boutiques de vêtements branchées, des restaurants et quelques bars composent la rue Notre-Dame, bien animée. Le secteur offre une belle mixité sociale : il y a des petits lieux de rassemblement, une friperie, des organismes… et aucun refuge pour sans-abri. Si une personne originaire de Lachine en situation d’itinérance souhaite un lit pour la nuit, elle doit s’en remettre au couchsurfing ou se déplacer au centre-ville, admet l’agent Louis-Carl Choquette.

La lueur d’espoir, c’est un bâtiment en construction destiné à accueillir les sans-abri du coin.

Le projet annoncé en mars dernier comportera 13 studios pour personnes seules et 5 appartements aménagés pour des couples. Il n’y a pas de date d’ouverture officielle, mais l’inauguration est prévue pour l’automne prochain. Il ne s’agit pas d’un refuge d’urgence, mais bien de logement social destiné à des personnes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir.

À besoin égal, la Mission Old Brewery priorisera des gens originaires de Lachine. « Comme les logements pour couples sont très rares, il pourrait aussi y avoir des gens de l’extérieur. Ce sont les citoyens qui nous ont sollicités pour ce projet », explique Marie-Pier Therrien, porte-parole de la Mission Old Brewery.

Phénomène nouveau

Une chose est sûre : la présence d’autant de gens qui se retrouvent à la rue est un phénomène nouveau dans ce coin de Montréal. André Monette, directeur de L’Œuvre Soupe Maison depuis six ans, peut en témoigner. L’organisme fréquemment visité par les policiers lors de leurs patrouilles distribue de la nourriture et des vêtements d’hiver au besoin.

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André Monette, directeur de L’Œuvre Soupe Maison, discutant avec Daniel Champagne

Au début, on n’avait pas d’itinérance. Mais maintenant, ils viennent tous ici ! C’est dur pour nous de les aider : ils n’ont pas de logement, donc pas de micro-ondes…

André Monette, directeur de L’Œuvre Soupe Maison

La croissance de l’itinérance dans des secteurs inhabituels comme à Lachine pourrait s’expliquer par la hausse du prix des logements, la crise des opioïdes et la suspension de certains services durant la pandémie, selon Vincent Clark, commandant du poste de quartier de Lachine.

« C’était plus concentré au centre-ville avant. Maintenant, ça s’étire dans les quartiers périphériques », poursuit-il.

Quelques tentes ont même commencé à apparaître. Pas de gros campements, mais les balbutiements de ce qui a déjà lieu dans les quartiers centraux. « Historiquement, dans l’ouest de Montréal, on n’avait jamais vu ça, des mini-campements de sans-abri. On s’est retrouvé en 2023 avec des citoyens qui ont manifesté un sentiment d’insécurité », indique le commandant Vincent Clark.

Il y a aussi les nouveaux visages de l’itinérance : ils ont perdu leur logement récemment, mais ne connaissent pas les codes de la rue. « Cette personne-là peut ne pas savoir où aller pour dormir, s’installer, et les citoyens peuvent trouver ça dérangeant. »

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Vincent Clark, commandant du poste de quartier de Lachine

Les problèmes de consommation peuvent créer des attitudes qui paraissent étranges pour la mère de famille qui promène ses enfants le week-end.

Le commandant Vincent Clark

Comme la patrouille n’a débuté qu’en octobre, il est difficile de quantifier les progrès. Le commandant constate cependant une nette amélioration du climat social. Ils ne sont toutefois que deux.

Sera-t-il nécessaire de bonifier l’équipe durant l’été ? Difficile à dire, admet le commandant Vincent Clark. « On est liés au fait qu’il y a des difficultés d’embauche au SPVM. On ne peut pas non plus délester tous les patrouilleurs des appels d’urgence au 911, déjà qu’il y a un gros volume d’appels par rapport à nos effectifs. »