« On a eu une petite visite à la maison. »

Celle qui parle est une enfant de 5 ans. Elle est arrivée il y a à peine une heure, avec sa mère et son frère, dans une maison d’hébergement pour femmes violentées. La « petite visite » qu’elle évoque, c’étaient des policiers, qui ont répondu à un appel d’urgence de la mère. Pour mimer les gestes faits par son père, la petite tape violemment du pied par terre.

« Et dans ton petit cœur, qu’est-ce qui se passait ? », lui demande l’éducatrice Jessie Trudel-Bernier. « J’étais triste », répond Julia, dont nous avons bien évidemment changé le prénom.

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Les éducatrices de La Dauphinelle utilisent ce « jeu » pour faire comprendre aux enfants qu’ils ont changé de maison. Ici, la maison que les enfants ont quittée, avec la petite figure du père, qui y reste seul.

Dans le « jeu » amené par l’éducatrice, Julia a d’abord placé les petits personnages de sa famille dans la maison qu’elle vient de quitter. Puis, l’éducatrice lui a demandé de les replacer dans sa nouvelle demeure. Ici, à La Dauphinelle.

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Une œuvre murale réalisée par les enfants dans la salle de jeux de l’organisme

« Et papa, il va rester dans l’ancienne maison. Comme ça, on va s’assurer que s’il se fâche encore, il va se fâcher tout seul », dit Jessie, en replaçant le petit personnage masculin au bon endroit.

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Deux recrues participent à une rencontre avec Fabiola Thana, responsable de la maison d’hébergement de deuxième étape à La Dauphinelle.

La jeune policière de 22 ans regarde avec fascination l’éducatrice échanger avec la petite. L’émotion se lit dans ses yeux. Deux recrues du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) passent la journée à La Dauphinelle, afin de voir ce que les policiers ne voient jamais, eux qui laissent les femmes victimes de violence à la porte de ce genre de ressources.

Les deux jeunes policières assistent ensuite à l’entrevue d’accueil de la mère, qui n’a que quelques années de plus qu’elles. « Ça fait un certain temps que ça va mal », dit la jeune femme. Elle a tout laissé derrière. Elle n’a plus d’endroit où habiter, une scolarité minimale, et aucune source de revenu.

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Deux recrues du SPVM discutent avec une bénéficiaire récemment arrivée à La Dauphinelle.

Pendant l’entretien, son cellulaire n’arrête pas de vibrer. L’ex-conjoint ne cesse de l’appeler. Sofia Sadaoui, intervenante à la maison, lui fait tout de suite enlever la fonction géolocalisation de l’appareil. La résidence est hautement sécurisée et son adresse, confidentielle. Les contacts avec le père des enfants sont totalement proscrits.

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Une recrue aide une bénéficiaire à s’installer à l’étage de l’établissement, où se trouve une maison d’hébergement de deuxième étape.

En matinée, les deux policières avaient eu droit à l’histoire de vie glaçante d’une victime de violence. À la fin de la journée, les deux recrues sont un peu sonnées. « Tout ce que vous avez vécu aujourd’hui, ça vous a vraiment montré qui elles sont, les victimes », dit Nevila Mane, coordonnatrice des services. Les deux filles la remercient chaudement. « Ça nous a vraiment ouvert les yeux sur plein de choses », résume l’une d’elles.

« C’est sûr que ça va m’aider »

Deux jours plus tard, les deux jeunes femmes racontent leur expérience aux autres recrues. En évoquant la fillette et son frère, vêtus de pyjamas prêtés par l’organisme à cause du « protocole punaises » qui y est en vigueur, la voix de la première policière s’étrangle. Un instant plus tard, elle pleure à chaudes larmes en continuant son récit. Sa partenaire, plus réservée, est aussi sur le bord des larmes. Elle quitte précipitamment la pièce. Elle ne veut surtout pas qu’on la voie pleurer.

C’est que les deux filles viennent de franchir une règle non écrite dans la police : éviter, le plus possible, de montrer ses émotions. Demeurer en contrôle, fort. Bref, fiable.

Je suis vraiment désolée. On s’est retenues toute la journée sur place. Mais le pyjama, c’est vraiment venu me chercher. Tu as deux bouts de choux et une maman en pyjama. Tu réalises qu’ils n’ont plus rien. Ils recommencent à zéro. C’est eux qui doivent changer d’école.

Une recrue du SPVM ayant passé une journée d’immersion à l’organisme pour femmes violentées La Dauphinelle

Après cet exercice de rétroaction, elle nous a d’ailleurs demandé de ne pas être identifiée.

« Quand tu es en uniforme, tu as une barrière, quand tu es en civil, ça touche plus », ajoute sa collègue, qui est revenue dans la pièce après un moment, avec les yeux rouges. Cette jeune femme de 23 ans a travaillé pendant six mois dans un autre service de police, en région. « J’en ai fait plein, des cas de violence conjugale, et j’étais complètement déconnectée. Cette journée-là, c’est sûr que ça va m’aider. Fois mille. »

Le chemin parcouru par cette jeune recrue, en l’espace de quelques jours, est manifeste. Au début de la semaine, en écoutant Nathalie Trottier témoigner de 25 ans de violence conjugale devant les recrues, l’incompréhension se lisait sur son visage, comme sur celui de plusieurs autres recrues.

Mme Trottier leur a raconté pendant deux heures sa douloureuse histoire. Un quart de siècle où elle a été sous l’emprise de son mari, qu’elle compare à un « gourou de secte ». Violence psychologique, financière, sexuelle, physique. Trois tentatives de suicide. Et huit séjours en maison d’hébergement avant de prendre la décision de partir.

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Nathalie Trottier a vécu de la violence conjugale pendant 25 ans. Elle a fait part de son expérience aux recrues du SPVM qui participent au programme immersion.

En 25 ans, personne n’a jamais appelé la police pour moi. J’ai fait le 911 après 20 ans de violence. Je me sentais tellement coupable d’avoir appelé la police et j’avais tellement peur de sa réaction que j’ai minimisé.

Nathalie Trottier, victime de violence conjugale durant 25 ans

Un fort sentiment d’impuissance

Les 20 recrues ont toutes vu la théorie au cégep : le cycle de la violence conjugale, le contrôle coercitif, ils connaissent ces notions. Mais dans la vraie vie, le sentiment d’impuissance des jeunes policiers, dont cinq sont déjà intervenus dans des cas de violence conjugale, est manifeste.

« C’est fâchant, parce que les femmes ne veulent pas porter plainte, disait à ce moment la jeune policière, la veille de son séjour à La Dauphinelle. Donc on les libère, et les hommes y retournent. Des fois, pour nous… c’est drainant. »

« À part libérer l’agresseur avec des conditions, on ne peut rien faire, donc on le relâche. Le soir même, il est retourné chez lui ! Et parfois, c’est la femme elle-même qui l’appelle pour qu’il revienne ! », ajoutait Olivier, qui a travaillé quatre ans pour la Sûreté du Québec. Carolane résumait le sentiment général en quelques mots. « Ça reste difficile à comprendre. »

En 2022, le SPVM a répondu à près de 13 000 appels relevant de la violence conjugale. La violence conjugale a représenté cette année-là le quart de tous les crimes contre la personne. C’est dire à quel point ces jeunes policiers seront régulièrement devant des victimes comme Nathalie Trottier.

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La journaliste Nancy Audet, qui a relaté son enfance aux côtés de parents négligents et violents et est aujourd’hui marraine de la Fondation des jeunes de la DPJ, est venue parler de son expérience aux recrues du SPVM qui participent au programme immersion.

Et devant leurs enfants qui, eux aussi, ont possiblement été maltraités. La journaliste Nancy Audet fait partie de ces enfants victimes de violence. Elle avait un message pour les recrues. « Des personnes qui ont mon parcours de vie, vous allez en côtoyer beaucoup dans les prochaines années. Il y en a beaucoup plus qu’on pense. Pour vous, c’est une intervention de plus, mais le jeune, lui, il va s’en rappeler pour le reste de ses jours. Qu’est-ce que vous avez envie de lui laisser ? »

En 2012, lors de son déménagement, qui concrétisait une séparation permanente avec son bourreau, Nathalie Trottier a fait appel aux policiers. « Je voulais être accompagnée. » Au jour dit, ils étaient là. Ils ont « sécurisé » l’appartement, pour être sûrs que le conjoint violent n’était pas présent. Et après, relate Mme Trottier, ils étaient prêts à partir. Elle s’est opposée. « Mais quand vous allez partir, c’est sûr qu’il va arriver ! » Les policiers étaient dubitatifs.

La femme a plaidé les liens de son ex-conjoint avec le crime organisé. L’argument a porté, les policiers sont finalement restés. Et de fait, malgré un interdit de contact, l’ex-conjoint n’a cessé de l’appeler ce jour-là et serait débarqué sur place, sans la présence policière.

« Ce jour-là, si je n’insistais pas pour que les policiers restent, je suis sûre que j’étais en une des journaux. Parce que les drapeaux rouges, il y en avait pas mal ! »