La guerre civile syrienne ravive le dossier kurde. Le Kurdistan irakien a de plus en plus de velléités d'indépendance, la Turquie connaît une bouffée de violence. Et une politologue israélienne envisage un pays kurde indépendant ayant une fenêtre méditerranéenne.

Près d'un siècle après le traité de Sèvres, qui prévoyait pour la seule fois de leur histoire un pays aux Kurdes, un Kurdistan indépendant semble possible. Une politologue israélienne, qui suit ce peuple depuis 30 ans, avance que la guerre civile en Syrie provoque un réaménagement duquel tout est possible. La Presse s'est entretenue avec Ofra Bengio, de l'Université de Tel-Aviv, qui vient de publier le livre The Kurds of Iraq: Building a State Within a State.

«Les Kurdes savent aujourd'hui utiliser les erreurs de leurs adversaires, explique Mme Bengio en entrevue téléphonique. Dans le passé, ils étaient plus fragmentés en factions hostiles l'une à l'autre. Avec leur quasi-État en Irak, ils ont gagné de l'expérience dans l'usage de la diplomatie et de la politique. Viendra un moment où les Kurdes irakiens déclareront leur indépendance.»

Dans son livre et dans quatre tribunes remarquées publiées ce printemps et cet été dans le Jerusalem Post et le Haaretz, Mme Bengio a avancé que les Kurdes vivent leur propre «printemps». Ceux de Syrie ont profité de la guerre civile pour gagner le contrôle de leur territoire, ceux de l'Irak sont trop utiles à la Turquie pour que cette dernière leur retire son soutien. Elle souligne qu'après la guerre du Golfe en 1991, la Turquie a appuyé les Kurdes irakiens pour éviter de se retrouver avec des centaines de milliers de réfugiés qui auraient accentué son propre problème avec les Kurdes. Vingt ans après, près d'un millier d'entreprises turques ont investi au Kurdistan irakien, qui absorbe 7 % des exportations turques.

«Bagdad a tenté sans succès d'empêcher ses Kurdes de signer un contrat d'exportation du pétrole de Kirkouk par l'oléoduc qui va vers Ceyhan, un port en Méditerranée, dit Mme Bengio. Et le gouvernement irakien n'a pas réussi à imposer ses gardes-frontières dans le Kurdistan irakien. Plus le temps passe, plus les Kurdes se rapprochent du jour où ils auront un pays à eux.»

Le fédéralisme irakien ne peut-il pas devenir assez flexible pour empêcher l'indépendance? «Ça fait 20 ans que les Kurdes se gouvernent par eux-mêmes, d'abord sous le couvert du parapluie américain qui interdisait les vols militaires irakiens au-dessus du Kurdistan irakien de 1991 à 2003, puis avec le fédéralisme. Ils ont leur propre oléoduc vers l'Occident, ils ont leurs propres contrats avec de grandes sociétés comme Exxon. Même si on appelle ça une fédération, en pratique, c'est de l'indépendance.»

Bagdad ne pourrait-il pas soumettre les Kurdes par la force? «Ça serait trop difficile avec les tactiques de guérilla. Même les Turcs ne parviennent pas à vaincre leurs insurgés kurdes de manière définitive. De plus, il y a des divisions entre les Chiites et les Sunnites irakiens.»

Les nouvelles attaques des insurgés kurdes en Turquie ne compliquent-elles pas les relations de ce pays avec le Kurdistan irakien? «Les frontières sont poreuses et impossibles à contrôler. Les Kurdes irakiens ne peuvent contrôler les insurgés kurdes en Turquie. Pour le moment, ça ne complique pas trop les relations avec la Turquie, parce que cette dernière a trop à perdre de mauvaises relations avec les Kurdes irakiens.»

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Combien de Kurdes?

Selon l'Institut kurde de Paris, le tiers des Kurdes habite hors du Kurdistan historique. Plus de 500 000 habitent l'Asie centrale et le Caucase, victimes de déportations au fil des siècles. De 1,5 à 2 millions de Kurdes vivent en Occident, surtout en Europe. L'Allemagne abrite à elle seule 650 000 Kurdes, généralement arrivés avec la vague d'immigration de travailleurs turcs dans les années 60 et 70. Par ailleurs, les estimations des organismes kurdes de la population sont bien supérieures aux autres. Par exemple, le Projet kurde des droits de l'homme estime à 20 millions le nombre de Kurdes qui sont installés en Turquie contre 14 millions pour le CIA World Factbook.

Iran

Les relations entre les Kurdes sunnites et la majorité chiite étaient relativement bonnes jusqu'à l'élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, selon l'Institut kurde de Paris. Le président iranien aurait été impliqué dans une vague d'assassinats de leaders politiques kurdes dans les années 80, selon l'AFP, et il aurait entravé le fonctionnement d'associations kurdes depuis son élection.

Il y a 7,9 millions de Kurdes en Iran, selon la CIA World Factbook. 11 % de la population iranienne est kurde.

Irak

Les Kurdes irakiens, qui ont grandement souffert lors de rébellions durement mâtées par Saddam Hussein dans les années 80, profitent d'une certaine accalmie depuis une vingtaine d'années. Ils contrôlent leurs frontières avec l'Iran, la Turquie et la Syrie, et leur pétrole a un accès direct aux marchés occidentaux grâce à un oléoduc traversant la Turquie. Les relations avec le pouvoir central de Bagdad sont tendues, notamment sur la question des revenus du pétrole.

Il y a 5 millions de Kurdes en Irak, selon la CIA World Factbook. 15 à 20 % de la population irakienne est kurde

Turquie

Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978, a relancé les hostilités cette année, après presque un an de relative accalmie. La répression militaire turque a été ferme et les hostilités ont fait des centaines de morts cet été. L'an dernier, l'armée turque avait eu l'autorisation des Kurdes irakiens pour frapper des bases du PKK en Irak. Depuis 30 ans, les combats entre le PKK et l'armée ont fait 30 000 morts parmi les combattants et entre 6000 et 55 000 parmi les civils.

Il y a 14 millions de Kurdes en Turquie, selon la CIA World Factbook. 7 % de la population turque est kurde

Syrie

Après avoir subi la répression du gouvernement Assad en 2011 comme les autres ethnies du pays, les Kurdes sont moins touchés par les combats en 2012. Des rumeurs relayées par Al-Jazeera et la BBC font état d'une entente entre le clan Assad et les Kurdes: ces derniers contrôlent un territoire évacué par l'armée, mais en échange, ils soutiennent le PKK en Turquie et empêchent l'entrée de troupes turques en Syrie.

Il y a 2 millions de Kurdes en Syrie, selon la CIA World Factbook. 9 % de la population syrienne est kurde