Alors que George W. Bush tire sa révérence, les États-Unis sont en chute libre. Barack Obama fera face à des défis herculéens. Quels sont ces défis? Pourra-t-il les relever? Si oui, comment? Notre journaliste Alexandre Sirois répond à ces questions dans Obama: Comment reconstruire l'Amérique, un essai qui sera en librairie à partir du mardi 20 janvier. Responsable des pages Monde de La Presse et ancien correspondant à Washington, il donne son avis dans cet essai et interroge cinq spécialistes sur des enjeux cruciaux pour Barack Obama. L'un de ces experts, l'ancien premier ministre du Canada Paul Martin, est invité à se prononcer sur les défis de Barack Obama en matière d'économie. Voici, en primeur, quelques extraits de cette entrevue.

Q Vous avez été ministre des Finances et premier ministre du Canada alors que George W. Bush était président des États-Unis. À votre avis, quelles ont été les plus grandes erreurs de l'administration Bush sur les plans économique et financier?

 

R En matière de politique économique, s'il y a des erreurs que Bush n'a pas commises, j'aimerais bien les connaître. D'abord, disons que la guerre en Irak a été une erreur économique. Deuxième erreur: la baisse des impôts pour les riches et le refus d'augmenter la capacité de l'État à fournir des services aux moins nantis. Et je parle non seulement des pauvres, mais aussi de la basse classe moyenne. Il a endossé la trickle down theory (théorie de la percolation économique), qui, selon moi, n'a pas de sens. Et il n'a pas fait d'investissements dans les infrastructures ou dans tout ce qui aurait pu augmenter la productivité des États-Unis. Il a aussi plongé son pays dans un déficit qui sera un fardeau pour les Américains pendant des années.

Q Obama, pendant sa campagne, a plusieurs fois dénoncé l'attrait de l'administration Bush pour la théorie que vous mentionnez. Pouvez-vous nous expliquer à quoi elle correspond?

R C'est affirmer que ce sont les riches qui dépensent et créent la richesse. C'est affirmer que, si on les favorise toujours plus, ils dépenseront davantage et créeront ainsi plus de richesse. C'est aussi affirmer que les pauvres ne pourront qu'en bénéficier.

Q Et vous ne souscrivez pas à cela?

R Pas du tout. Si vous voulez aider les pauvres, il faut aider les pauvres. Pour moi, la meilleure façon d'avoir une économie qui fonctionne est d'investir dans l'éducation et la santé des pauvres. Laissez-moi vous dire que j'endosse le marché. Je suis de centre droit économiquement et de centre gauche du point de vue des programmes sociaux. C'est la définition d'un libéral. Je pense que c'est ce qui est le plus sensé. Il n'y a pas de doute que la meilleure façon de créer de la richesse, c'est par le libre marché. Parce qu'il permet l'innovation, l'entrepreneurship, l'ambition. C'est pour cela que c'est, de loin, le meilleur système économique. Mais le libre marché a un penchant, celui de faire augmenter l'écart entre les riches et les pauvres. Il faut donc le réglementer.

Q Barack Obama fait face à un sérieux dilemme. Il doit, comme vous le dites, renforcer la classe moyenne et aider les plus pauvres. Mais il doit aussi lutter contre un déficit record. Est-il condamné à gérer le déclin de l'empire économique et financier américain? Y a-t-il encore de l'espoir?

R Il y a encore énormément d'espoir. Les États-Unis ont deux énormes avantages. Le premier est qu'ils ne sont pas taxés comme nous le sommes. Ils sont donc capables de faire grimper les taxes. Ils pourraient avoir une taxe sur les produits et services. Ils sont capables d'augmenter la taxe sur l'essence. Vous allez me dire que c'est quelque chose de très difficile à faire. Oui, c'est très difficile. Mais d'autres pays l'ont fait. Et les États-Unis, confrontés à un déficit d'envergure, ont l'occasion de le faire s'ils ne sont pas en mesure de renverser la vapeur par la seule croissance de leur économie.

Q S'attaquer au déficit doit-il être sa priorité?

R Avant de répondre, je dois rappeler que le dollar américain est une monnaie de réserve. L'euro voudrait être une monnaie de réserve, mais on vient de voir qu'il a beaucoup de difficulté à y parvenir. Cela donne une énorme force aux États-Unis. Nous sommes au coeur d'une crise internationale créée par les États-Unis eux-mêmes, et le dollar américain est à la hausse. C'est que les États-Unis demeurent le pays auquel on fait encore le plus confiance. C'est un énorme atout et cela donne à Obama une grande marge de manoeuvre. Mais si le déficit continue de s'accroître et qu'on n'arrive pas à savoir quand cela prendra fin, il va, selon moi, être obligé de s'y attaquer directement. Si, au contraire, l'économie reprend de la vigueur dans 18 mois, Obama verra s'il est capable de faire baisser le déficit sans s'y attaquer directement. Il sera aussi sorti d'Irak. Ça va lui enlever énormément de pression.

Q L'économiste Paul Krugman, chroniqueur au New York Times, vient de remporter le prix Nobel d'économie. Il demande à Obama de «parachever le New Deal» mis en oeuvre par Franklin D. Roosevelt. De faire la guerre aux inégalités. Doit-il l'écouter? Si oui, de quelle façon doit-il procéder?

R L'idée de Krugman est qu'Obama doit se dire: «Je m'en fous, je dépense.» Je n'irais pas jusque-là. Mais peu de gens ont connu des choses semblables par le passé. Peut-être en 1932, mais ni vous ni moi n'étions là. Alors, je dirais à Obama de faire ce qu'il doit faire maintenant. Et puis de regarder dans 15 mois ce qui s'est produit et de décider de quelle façon il doit continuer. Il doit, selon moi, rétablir la confiance. Si on ne peut pas rétablir la confiance, absolument rien ne peut changer.

Q L'une des priorités de Paul Krugman - et de beaucoup d'Américains - est d'instaurer un système de santé universel. Vous partagez son avis à ce sujet?

R Absolument. Et ça ne veut pas dire qu'il faut que ce soit le système canadien. On me dit qu'en France et en Belgique, par exemple, ils ont un système universel mixte, privé-public. On ne peut pas laisser des millions d'Américains sans assurance santé. Ça fait partie des mesures qui permettent de rétablir la confiance.

Q Vous ne pensez visiblement pas qu'Obama, sur le plan de l'économie, est condamné à décevoir?

R Non. Si la crise avait éclaté après son arrivée au pouvoir, il aurait été impossible pour lui de combler les attentes. Mais parce qu'il prend le pouvoir en pleine crise, je pense qu'il va pouvoir surmonter les difficultés. Il est fort probable que nous assistions à une reprise économique d'ici 18 mois. Et s'il y a une reprise économique marquée, je pense qu'on lui en donnera le crédit.

 

DES RÉFLEXIONS ÉCLAIRÉES

Alors qu'il était ministre des Finances du Canada, Paul Martin a fréquenté plusieurs membres de l'équipe économique de Barack Obama qui, à cette époque, faisaient partie de l'administration de Bill Clinton. En particulier Larry Summers, qui dirigera sous peu le Conseil économique national à Washington. Les réflexions de l'ex-grand argentier du Canada sont donc particulièrement éclairées. Et il se dit convaincu que sur le plan de l'économie, avec l'administration Obama, il faut s'attendre à une philosophie différente de celle des dernières années à Washington.