Près d'un an après les premières manifestations contre le régime de Bachar al-Assad, la crise syrienne crée une onde de choc au Liban. La Presse s'est rendue à Tripoli où les pro et les anti-Assad sont allés jusqu'à s'affronter à coups de grenades et de tirs de mitraillettes.

Des deux côtés du boulevard, les murs des immeubles sont crevassés par les traces de balles. Certaines datent de la guerre civile libanaise, terminée il y a plus de 20 ans. Mais d'autres sont toutes fraîches et témoignent d'événements survenus il y a à peine deux semaines.

Nous sommes à Tripoli, grande ville côtière du nord du Liban. Et la large artère trace la ligne de démarcation entre deux quartiers ennemis.

D'un côté, les sunnites de Bab al-Tebbaneh. De l'autre, les alaouites de Jabel Mohsen. Les premiers soutiennent le soulèvement contre le régime de Damas. Les seconds appartiennent à la même branche de l'islam chiite que le dictateur syrien. Et appuient sans réserve le régime de Damas.

La bataille a commencé le vendredi 10 février, à la sortie du prêche du midi, et s'est poursuivie pendant 36 heures. Grenades et salves de mitraillettes ont survolé la voie commerciale qui s'appelle, ironiquement, rue de Syrie.

Bilan: six morts, plusieurs blessés. Et deux communautés qui, 15 jours plus tard, sont toujours en état de choc.

«Ce qui s'est passé ici, c'est à cause de la Syrie», dit Rabih al-Bedwi, propriétaire d'une petite plomberie qui a pignon sur la rue de Syrie.

«Les gens ont vu les vidéos des massacres, à Homs, alors c'est sûr, ils sont fâchés», opine le cheikh Ayman Kharma, qui nous rejoint devant l'étalage d'éviers et de robinets. Il admet qu'il évoque souvent ces massacres dans ses prêches. «Si je ne le faisais pas, je ne serais pas un être humain.»

Des photos d'Assad «partout»

«Dans Jabel Mohsen, il y a des photos de Bachar al-Assad partout. Ces gens-là ne sont même pas des Libanais», peste un passant qui s'intéresse à notre conversation.

Et en effet: dans le quartier alaouite, qui surplombe la rue de Syrie, la petite moustache du président syrien est omniprésente. Parfois, la photo de Bachar al-Assad fait face à celle de son père, Hafez, dont il a pris la succession.

Quelque 50 000 alaouites vivent dans ces ruelles qui grimpent au-dessus du quartier sunnite. Propriétaire d'un commerce de vêtements, Ali Foda milite au sein du Parti démocratique arabe, qui représente la communauté alaouite de Tripoli. Sur une étagère suspendue derrière son bureau en bois massif s'alignent les 10 tomes d'une biographie de Bachar al-Assad. Cordés les uns contre les autres, les volumes forment un casse-tête qui reproduit le visage du président syrien. Une autre étagère accueille une histoire en autant de volumes du mouvement libanais Hezbollah, allié de la Syrie et de l'Iran.

«L'atmosphère est très tendue depuis deux semaines, dit Ali Foda. Ici, tout le monde a peur. Comme minorité, nous nous sentons menacés. Ceux d'en bas veulent éliminer notre quartier. Ils nous disent de retourner en Syrie. Mais je suis libanais à 100%!»

«Chaque vendredi, on a peur que ça recommence», confie le propriétaire d'une épicerie voisine, qui vend du whisky et de la vodka. Musulmans chiites, les alaouites pratiquent un islam très particulier, tolérant l'alcool et n'imposant pas le voile aux femmes.

Le boucher Mohamed Ibrahim a sa théorie sur les motivations qui animent ses voisins «d'en bas». «Ils veulent prendre Jabel Mohsen en échange pour Homs», dit-il, faisant allusion à l'offensive sanglante de l'armée syrienne contre cette ville assiégée.

Tout comme Ali Foda, Mohamed Ibrahim est convaincu que l'opposition syrienne est manipulée par des «terroristes» et des «djihadistes» venus de la Libye ou de l'Irak «Si Dieu le veut, Bachar va gagner et les terroristes vont partir», soupire-t-il.

Les pauvres «d'en bas»

Le quartier «d'en bas», lui, voue une haine féroce au régime syrien, qui y a laissé de bien mauvais souvenirs, après une intervention armée dans les années 80. Mais par-dessus cette hostilité historique se greffe une frustration économique. Les lourdes liasses de fils électriques qui pendent au-dessus des rues et les immeubles aux fenêtres crevées témoignent de la pauvreté des lieux.

«Ici, nous n'avons aucune infrastructure, aucun parc pour enfants. Seulement une population illettrée, démunie, qu'on peut faire exploser n'importe quand», dit le commerçant Rabih al-Bedwi. Tandis que ceux d'en haut, selon lui, bénéficient des largesses du Hezbollah.

Les 11 mois de soulèvement syrien ont exacerbé les tensions qui divisent non seulement ces deux quartiers de Tripoli, mais aussi tout le pays du Cèdre, dont l'équilibre repose sur un savant partage des pouvoirs entre chrétiens et musulmans sunnites et chiites.

Si la crise syrienne se prolonge, ne risque-t-elle pas de déborder du côté libanais de la frontière? Plusieurs le craignent. «Le Liban dans la crise syrienne, un champ de mines», affirme la première page d'un récent numéro de l'Hebdo Magazine. En arrière-plan, une photo d'hommes armés jusqu'aux dents.

La semaine dernière, deux manifestations se faisaient face sur un square du centre-ville de Beyrouth. «Reste fort, le peuple te soutient», clamaient les affiches des pro-Assad. «Bon gré, mal gré, tu vas finir par partir», répliquait une affiche des «anti» Entre les deux, un déploiement militaire impressionnant, compte tenu du petit nombre de manifestants.

Plus les turbulences chez ses voisins se prolongent, plus elles risquent de déborder au Liban, note le député chrétien Nabil De Freij, affilié au Courant du futur, anti-Damas.

Forts de l'expérience des 15 années de guerre fratricide, les Libanais sauront éviter le pire, espère le politicien. Il n'en admet pas moins que la crise syrienne crée une onde de choc au Liban.

«Il y a une tension latente, il suffirait d'une flamme pour que tout s'embrase.»

Photo: Hussein Malla, AP

Un partisan du régime Assad manifeste à proximité de l'ambassade russe à Beyrouth, aux guidons de son scooter en compagnie de ses deux fils.