Ils sont victimes des islamistes, mais ils ne réagissent pas de la même façon. D'un côté, des familles qui ont fui les zones tribales pour échapper à la guerre qui oppose les talibans à l'armée pakistanaise. Elles vivent dans un camp, sous la tente, dans le plus grand dénuement. De l'autre, des hommes qui ont décidé de se battre. Ils ont créé une milice pour défendre leur village et ils sont armés jusqu'aux dents. Qu'ils fuient ou qu'ils se battent, une chose est certaine : 10 ans après le 11-Septembre, rien n'est réglé au Pakistan. Portrait d'un pays prisonnier des islamistes.

Le combat

Fahim Rehman porte toujours les cartouches de son fusil en bandoulière. Son arme ne le quitte jamais. Quand il dort, il la dépose à côté de son lit. La nuit, une cinquantaine d'hommes patrouillent dans le village. Le jour, ils sont plus de 500, armés jusqu'aux dents : kalachnikovs, couteaux, lance-roquettes.

Ils se défendent contre les attaques d'un groupe islamiste, Lashkar-e-islami, des radicaux proches des talibans. Ils ont déjà lapidé une femme et deux hommes accusés d'adultère, puis ils les ont abattus, une exécution publique. Leur chef, Mangal Bagh, veut imposer la loi islamique. Ses armes : le terrorisme, les enlèvements, les autos bourrées d'explosifs.

Une étroite route de terre mène à Bazed Khel, le village de Fahim. Autour, des champs à perte de vue. Le village est situé aux portes des zones tribales qui longent la frontière afghane et où s'agitent Al-Qaïda, talibans et autres groupes islamistes radicaux, comme le Lashkar-e-islami.

Au début, lorsque le village subissait les attaques du Lashkar-e-islami, Fahim appelait la police, mais elle n'osait pas intervenir. Les islamistes ont même fait exploser un camion à l'entrée du village. Cinq personnes sont mortes, dont trois enfants. La police n'a pas levé le petit doigt.

Fahim s'est plaint. Le gouvernement lui a dit de créer sa propre milice en lui promettant de l'aider. Le message était clair : défendez-vous, car la police est incapable de le faire.

C'est ainsi qu'est née la milice de Fahim. Elle n'est pas unique. La plupart des villages de la région ont leur milice. « La mienne est la plus puissante », affirme Fahim.

Il vit dans une enceinte transformée en forteresse. De lourdes portes d'acier en gardent l'accès et chaque véhicule est minutieusement fouillé par des hommes armés. Fahim est un chef craint et respecté. Depuis 2009, il a échappé à 10 tentatives de meurtre. Ses hommes le voient comme un miraculé.

Près de 250 personnes vivent avec lui dans l'enceinte : sa famille, une centaine d'hommes qui assurent sa protection, leurs enfants et leurs femmes, ombres furtives cachées sous une burqa blanche.

Fahim a toujours une dizaine d'hommes autour de lui. Pendant l'entrevue, les enfants jouent, indifférents aux armes qui les entourent. La table se remplit de nourriture. Fahim sait recevoir.

Il a des yeux de braise et la tête d'un homme qui sait se battre: traits durs, regard charismatique, cicatrice discrète qui court sur sa joue, cheveux noirs, barbe grisonnante. Il a 42 ans. Il est né et il a grandi à Bazed Khel. Il est prêt à tout pour défendre son village.

«Si on ne se battait pas, dit-il, mes hommes seraient tués et nos femmes mariées de force aux militants de Lashkar-e-islami.»

Le gouvernement ne lui a rien donné, contrairement à ce qu'il avait promis - ni armes ni argent. Les hommes du village ont donc fouillé dans leurs placards et ils ont ramassé tout ce qui leur tombait sous la main : kalachnikovs, couteaux et même un lance-roquettes.

«On n'a rien reçu, dit Fahim. Quand on arrête des islamistes, on les remet aux policiers, mais ils les libèrent en échange d'un pot-de-vin. Les islamistes repartent, libres, et ils reviennent nous attaquer!»

Fahim a durci le ton. Il ne se gêne pas pour se faire justice lui-même. «Deux hommes sont déjà entrés dans le village cachés sous une burqa. Ils voulaient m'assassiner. Mes hommes les ont démasqués. Pas question de les remettre à la police. On les a abattus.»

«Le mois dernier, un des nôtres a été capturé et égorgé par le Lashkar-e-islami. On a attrapé un de leurs hommes, on l'a amené dans un champ et on lui a tiré une balle dans la tête.

- Vous êtes une armée parallèle ? lui ai-je demandé.

- Non, nous sommes une milice pacifique.

- Pacifique ? Mais vous abattez des hommes, sans autre forme de procès.

- Si on ne les tue pas, ils vont nous tuer. Les Américains tuent des islamistes dans les zones tribales avec leurs avions, je fais la même chose. Nous ne tuons pas des innocents, mais des islamistes radicaux.»

Le gouvernement ne dit rien, mais il est inquiet devant la montée de ces milices, sur lesquelles il n'a aucune autorité. Il se demande s'il n'a pas créé un monstre.

Fahim, lui, n'a aucune confiance dans le gouvernement, la police ou l'armée. Il se défend. À la vie et à la mort.

La fuite

Des milliers de tentes plantées au milieu d'une plaine nue chauffée par le soleil. Environ 100 000 Pakistanais vivent ici, dans le camp de Jalozai.

Les conditions sont rudimentaires : une tente, un lit, un ventilateur poussif, des casseroles, des vêtements jetés en vrac dans un coin, un peu de nourriture, et de l'électricité quelques heures par jour.

Sefata, 33 ans, vit à Jalozai depuis deux ans avec son mari, sa belle-mère et ses quatre enfants. Son plus vieux a 18 ans. Sous la tente, la chaleur est suffocante.

Le camp ne lui donne plus de nourriture depuis deux mois. Elle doit partir, car la paix est revenue dans son village.

C'est l'armée pakistanaise qui l'a amenée à Jalozai en 2009. Les soldats se battent contre les talibans dans la zone tribale qui longe la frontière afghane. Ils ont évacué les civils pour avoir le champ libre. C'est ainsi que 100 000 personnes se sont retrouvées à Jalozai, à une centaine de kilomètres de leur village. Elles y vivent depuis deux ou trois ans. Comme Sefata.

Quand l'armée réussit à chasser les talibans d'un village, les réfugiés doivent quitter le camp et rentrer chez eux, mais plusieurs refusent de le faire. Ils ont peur de la guerre, des bombes et des talibans.

« On ne les oblige pas à partir, mais on ne leur donne plus de nourriture », explique le responsable du camp, Nour Akbar.

Sefata ne veut pas partir. Sa maison a été détruite et elle n'a pas d'argent. Ici, il y a une mosquée, une école et un dispensaire. Alors elle reste. Son mari travaille pour un fermier qui vit dans un village près du camp. Il gagne assez pour nourrir la famille.

Sefata et son mari ne sont pas les seuls à se démener pour gagner un peu d'argent. À l'extérieur du camp, Hamid, 20 ans, étale sa marchandise sur une toile : savons, casseroles, pots de plastique, tasses. Ces articles sont distribués gratuitement aux réfugiés. Hamid les achète et les revend avec un petit profit aux gens des villages environnants. En une journée, il peut faire 300 roupies (3,50 $).

Le camp ferme les yeux sur ce marché noir. Il faut bien survivre. Hamid n'est pas seul. Autour de lui, 80 hommes font la même chose : le matin, ils déroulent leur grande toile, déposent les savons et les pots de plastique qu'ils ont achetés pour une bouchée de pain à des réfugiés ; le soir, ils remballent le tout et retournent dormir sous la tente, à Jalozai, avec quelques roupies de plus dans leur poche.

Hamid vit à Jalozai depuis deux ans et demi. Il n'a qu'une idée en tête: partir.

Photo: André Pichette, La Presse

Deux membres de la milice de Faheem Rehman, armées jusqu'aux dents, à Bazed Khel au Pakistan.

Certains réfugiés se préparent à partir. L'armée leur a dit que les talibans avaient été chassés de leur village. Même s'ils sont inquiets, ils sont prêts à retourner chez eux. Tout plutôt que rester à Jalozai, un camp à la réputation sinistre.

Au début des années 2000, le gouvernement pakistanais voulait à tout prix se débarrasser des nombreux camps de réfugiés afghans qui s'étaient agrandis au fil des guerres, dont Jalozai, le plus grand, le plus monstrueux. Dix kilomètres carrés de misère. Pendant 30 ans, Jalozai a accueilli 100 000 réfugiés afghans.

En 2007, Jalozai s'est vidé d'une bonne partie de sa population sous la pression du gouvernement pakistanais, mais des talibans et des membres d'Al-Qaïda y ont trouvé refuge. En 2008, les autorités ont finalement rasé le camp. Six mois plus tard, elles l'ont rouvert pour accueillir les Pakistanais qui fuyaient la guerre dans leur propre pays.

Les réfugiés attendent patiemment que tous les papiers soient remplis avant de plier bagage. À l'entrée du camp, dans une pièce sombre sans fenêtre, des hommes, penchés sur une table, consultent des listes et scrutent chaque dossier pendant que les femmes attendent, assises par terre dans un coin, ensevelies sous leur burqa.

Saibana a hâte de partir. Elle a 51 ans et huit enfants. «J'ai peur, mais je suis heureuse de retourner chez moi, dans ma maison.»

Elle vit à Jalozai depuis trois ans. Elle n'a pas eu la vie facile. «Mon mari a des problèmes de maladie mentale. Il ne fait rien. Quand j'étais jeune, il me battait souvent, mais aujourd'hui, il a vieilli, il est fatigué, il me bat moins.»

Près d'elle, Baswar, 50 ans, doit aussi retourner dans son village. Elle a très peur des talibans. Elle a six enfants, et son mari est sourd et muet. «C'est très difficile», dit-elle.

Mais la plupart des 100 000 réfugiés restent à Jalozai. Les talibans résistent, la guerre s'éternise.

Wahida vit à Jalozai depuis deux ans et demi. Elle a 28 ans, peut-être 30, elle ne sait pas. «Je me suis mariée très jeune, à 13 ou 14 ans», dit-elle.

«Non, mon mari ne me bat pas», ajoute-t-elle en souriant finement, avant même que je pose ma question.

Elle a cinq enfants. Le plus jeune a 3 ans.

Sa tente ressemble à toutes les autres. À l'extérieur, une casserole sur un feu de bois. Elle prépare le dîner : des pois et des pommes de terre.

Wahida adore jardiner. Elle a réussi à faire pousser des fleurs dans la terre desséchée. Une bande fleurie court le long de sa tente. Une tache miraculeusement verte dans un univers beige.

«Ça me rappelle ma maison», soupire-t-elle.

Wahida possède une chose que personne d'autre n'a : une télévision, vieille et poussiéreuse. Et des films en pachtoune. Tous les soirs, une quarantaine de femmes et d'enfants s'agglutinent autour du petit écran. Les hommes sont exclus. Ce sont des Pachtounes, pas question de mêler hommes et femmes sous la même tente.

«Quand c'est triste, tout le monde pleure, dit Wahida. Quand c'est drôle, on rit.»

Contrairement à la vie, le film, drôle ou triste, finit toujours de la même façon: bien.