L’enquête sur la mort de Pablo Neruda vient d’être rouverte à la demande de la famille et du Parti communiste chilien. Que peut-on apprendre de plus ?

Nom : Pablo Neruda

Âge : 69 ans au moment de sa mort, le 23 septembre 1973

Fonction : Poète national, membre du Parti communiste, écrivain du patrimoine mondial

Mots-clés : Coup d’État, empoisonnement, bactérie, enquête

PHOTO ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Pablo Neruda, à New York, en 1966

Pourquoi on en parle

Pablo Neruda se retourne une fois de plus dans sa tombe. Le 20 février dernier, on a rouvert l’enquête sur la mort suspecte du poète, à la demande de son neveu et du Parti communiste chilien, dont il était membre. Cette décision en appel vient annuler l’ordonnance de clôture du dossier, annoncée en décembre dernier, après 10 ans d’investigation.

Cancer ou assassinat ?

Prix Nobel de littérature en 1971, Pablo Neruda est mort le 23 septembre 1973, à peine 12 jours après le coup d’État du général Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, grand ami du poète. Pendant 40 ans, on a pensé que Neruda avait succombé à un cancer de la prostate. Mais cette version officielle a été mise en doute en 2011 après les révélations de son chauffeur, selon qui Neruda serait mort empoisonné à la suite d’une injection au ventre, donnée à l’hôpital, quelques heures avant son exil prévu au Mexique.

Une succession d’enquêtes

En 2013, le corps de Neruda est exhumé afin de déterminer les causes exactes de sa mort. Des experts internationaux en génomique et en investigation légale seront sollicités dans la foulée pour mener les recherches permettant de déterminer les causes réelles de sa mort. Parmi ceux-ci, l’équipe canadienne de Hendrik et Debi Poinar, spécialistes de l’ADN ancien, associés à l’Université McMaster de Hamilton, en Ontario.

Rechercher la bactérie…

Debi et Hendrik Poinar avaient comme mandat d’analyser les restes de Neruda (dans ce cas-ci, une molaire), afin de déceler des traces de la bactérie Clostridium botulinum, laquelle peut produire l’une des toxines les plus meurtrières au monde : la toxine botulique. Après des années de recherche, les scientifiques ont pu confirmer que la bactérie se trouvait en effet dans le corps du poète au moment de sa mort. « Oui, absolument, c’était assurément présent », confirme Debi Poinar, jointe par La Presse.

Des données partielles

Peut-on en conclure que ladite bactérie a bel et bien empoisonné le poète, comme l’affirmait son chauffeur ? Négatif, mon capitaine. Bien que Debi et Hendrik Poinar aient détecté des traces de la bactérie suspecte, ils ne peuvent assurer à 100 % que celle-ci a produit les toxines létales, car ils n’ont pu reproduire qu’un tiers de son génome et ont seulement détecté le gène qui produit la toxine, et non la toxine elle-même. Difficile, en outre, de préciser si la bactérie lui a effectivement été inoculée. Bref, les données sont partielles. « De toute évidence, notre travail scientifique ne peut extrapoler, souligne Mme Poinar. Comment cette bactérie est entrée dans son corps, je n’en ai aucune idée. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle était là. Mais ce n’est qu’une partie de la preuve, et elle ne dit pas tout. »

Aller plus loin

Debi Poinar ne sait pas si on leur demandera de poursuivre les recherches. Elle pense qu’il est possible d’aller plus loin en « séquençant » plus de fragments d’ADN (les « reads »), ce qui pourrait leur permettre de reconstruire les deux autres tiers du génome et de détecter la toxine mortelle, plutôt que le gène qui la produit. « Cela ajouterait plus de poids au dossier ». La preuve décisive (slam dunk), selon elle, serait d’analyser les corps de deux autres prisonniers, empoisonnés par botulisme six ans plus tard. « Si ces corps étaient exhumés et qu’on y retrouvait la même souche de bactérie, alors oui, je pourrais dire sans trop me tromper que Neruda a été empoisonné. Mais c’est au tribunal des droits de la personne de voir s’ils veulent aller dans cette direction. »

Et le certificat de décès ?

La réouverture du dossier devrait aussi permettre de réactiver la piste du certificat de décès, qui « n’a pas été géré correctement », selon l’experte. Le document officiel affirme que Pablo Neruda est mort de cachexie, soit le dépérissement causé par le cancer. Or, cette théorie est peu plausible, affirme Debi Poinar. « La cachexie implique la perte de poids, dit-elle. Mais Neruda était robuste quand il est mort. Il était en surpoids. Il n’était pas dans un stade de sa maladie où il s’amaigrissait. » Beaucoup de secrets subsistent autour de la chambre 406, où Neruda a rendu son dernier soupir, dont un mystérieux médecin jamais formellement identifié.

Important de savoir

Alors que le Chili tente de faire la paix avec le traumatisme de la dictature, l’enquête sur la mort de Pablo Neruda a quelque chose de porteur. La confirmation de son empoisonnement ne changerait rien à la situation politique actuelle, mais elle ferait figure de symbole, croit José del Pozo, professeur au département d’histoire de l’UQAM. « Je ne pense pas que ce soit un acharnement d’insister pour aboutir à la vérité, conclut-il. C’est important pour la famille du poète. Et je peux imaginer aussi pour tous les gens qui sont concernés par ce genre d’évènement. Il faut se rappeler qu’il y a encore des centaines de cas de personnes disparues au Chili dont le sort n’a jamais été éclairci. Même ici à Montréal, des Chiliens ont des membres de leur famille qui ont été tués pendant cette période, et ne savent pas qui les a tués, ni comment, ni quand exactement. Tous ces gens-là peuvent sentir cette cause comme la leur. »