(Buenos Aires) Elles viennent pour fuir la guerre, le climat ou « le gris » en Russie, pour la qualité des soins, et aussi… pour obtenir un passeport idéal à leur bébé. Depuis près d’un an, un flux croissant de Russes viennent accoucher en Argentine, au point d’incommoder les autorités.

Elles furent des dizaines, puis des centaines, et continuent d’affluer par des vols non directs. « Décembre et janvier ont été un pic. Les femmes enceintes arrivent jusqu’à 14 ou 15 par vol […] une avalanche », concède Florencia Carignano, directrice des Migrations. Qui évoque plus de 5800 parturientes russes « ces trois derniers mois ».

Dans le hall et aux abords de la clinique Finochietto, établissement privé chic vers le centre de Buenos Aires, on ne peut pas les manquer : de jeunes femmes au teint et aux yeux clairs, à la grossesse très avancée ou un bébé dans les bras, qui vont ou devisent, par groupes ou en couple, faisant résonner la langue russe, constate l’AFP.

« Ça a commencé il y a environ un an, très lentement, on n’a pas réalisé », explique à l’AFP Guillermo Capuya, chargé de relations extérieures de la clinique. « Puis on a vu au dernier semestre ces accouchements augmenter de façon exponentielle. Sur 200 (naissances) dans le mois, 50 sont de Russes ».

« À 90 %, elles disent être venues en quête d’un meilleur avenir », affirme à l’AFP Elena Shkitenkova, une Russo-Argentine immigrée depuis 20 ans et devenue interprète mais aussi accompagnante et aidante de ces femmes parfois seules et perdues à l’arrivée. Elles sont cependant téléguidées par le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux.

« Avenir meilleur pour mon fils »

« Quand elles ont su qu’elles attendaient un garçon, plusieurs se sont dit “je ne veux pas que mon fils ait un avenir comme ça (la guerre). Je veux qu’il vive, je veux la paix pour lui, un avenir meilleur. Je lui donne cette nationalité (argentine), et lui choisira sa voie”. À voir l’expression dans leurs yeux quand elles me disent ça, j’ai la chair de poule », s’émeut Elena.

Un futur meilleur, et déjà un présent ? C’est ce qu’assure à l’AFP Elena (qui refuse de donner son nom), 32 ans, arrivée en février 2022 avec son mari et ses deux filles de 4 et 7 ans, et qui a donné naissance en mai à Buenos Aires à Severina.

« Bien sûr, la guerre a joué un rôle, mais pas décisif », assure en anglais Elena, une des rares « mamans russes » qui accepte de parler à la presse. « Peut-être que mon mari aurait été mobilisé si nous étions restés […] Mais depuis des années on se disait qu’on voulait partir, voyager, et l’an dernier ça a été rendu possible ». Incidemment, le décès de son père, lui permettant de vendre l’appartement et de disposer d’argent.

Derrière elle, ses fillettes gambadent sur une pelouse par 33 degrés. Elena, tout sourire, n’en revient pas « de gens si sympas en Argentine, du climat, de la culture […] Chaque jour nous aimons ici un peu plus », dit-elle. En attendant une résidence permanente, et résolue à s’intégrer, elle cherche un travail avec son mari, designer web.

Un passeport recherché

Des profils comme Elena, l’Argentine les accueille « à bras ouverts », souligne Mme Carignano. Ce qui dérange, ce sont les milliers qui viennent, accouchent, et repartent. Avec le soupçon « d’organisations mafieuses (en) profitant pour octroyer notre passeport à des personnes qui ne veulent pas résider dans notre pays ». Et des « irrégularités » au passage.

C’est que le passeport argentin, accessible au nom du droit du sol, et qui permet l’accès sans visa à 175 pays, est très recherché, souligne Mme Carignano. Elle s’émeut que celui-ci soit à terme « dévalué », voire source de méfiance, citant le cas de Russes soupçonnés d’espionnage récemment arrêtés en Slovénie… avec un passeport argentin.

Filière, ou négoce ? Un Russe installé à Buenos Aires, sous couvert d’anonymat, confie à l’AFP facturer autour de 15 000 dollars pour un service tout ce qu’il y a de légal et « professionnel » (conseil, démarche, interprétariat, forfait médical). Cela peut aller jusqu’à 35 000 dollars, selon la police. Pas à la portée de tous les roubles.

Jeudi, la police a réalisé des perquisitions dans le quartier cossu de Puerto Madero, sans arrestations, mais saisissant des téléphones, du matériel informatique, des documents migratoires, des euros, dollars et pesos, visant ce qui serait « la première ligne d’une organisation délictuelle ».  

Le tourisme de maternité, ou de passeport, n’a rien de nouveau, ni de propre à l’Argentine. Un père russe de bébé « argentin » dit à l’AFP avoir aussi envisagé le Mexique, le Chili, le Brésil…

« Si tu as un peu d’argent, et que tu peux faire naître ton fils ailleurs qu’en Russie, tu le feras », résume un intermédiaire. Par les temps qui courent, tout passeport aux frontières vaut mieux qu’un russe.