(México) Quand on déambule dans les rues au cœur de Mexico, on entend la trame de fond urbaine : le bruit des voitures, les cris de l’homme qui achète de la ferraille, les cloches du camion à ordures…

On imagine difficilement que certaines de ces mêmes rues suivent le contour de ce qui était, il y a cinq siècles, Tenochtitlan, une ville sophistiquée érigée sur une île sur laquelle une grande civilisation s’épanouissait.

Les empereurs aztèques qui gouvernaient le territoire qui deviendrait un jour le Mexique ont été défaits le 13 août 1521, quand une force dirigée par les Espagnols s’est emparée de la ville.

Malgré tout ce qui a été perdu il y a 500 ans — un empire et un nombre incalculable de vies autochtones — il y a encore de multiples traces de cette civilisation sous les rues, dans le cœur des gens, voire dans leur assiette.

Aujourd’hui comme à cette époque, le centre de la ville est dédié au commerce, les vendeurs présentant leurs biens sur des couvertures ou dans des kiosques improvisés, un peu comme ils l’auraient fait en 1521.

Des artistes, des chercheurs et le gouvernement essaient d’illustrer ce à quoi ça ressemblait et ce qui en reste : ils prévoient peindre une ligne dans les rues de la métropole de neuf millions d’habitants pour illustrer les limites de l’ancienne ville de Tenochtitlan. Cette frontière a été effacée il y a longtemps, quand les lacs qui entouraient la ville ont été asséchés.

Les responsables ont aussi érigé deux répliques, pratiquement grandeur nature, des temples jumeaux des Aztèques sur la grande place centrale de la ville.

Tout cela fait partie d’un projet pour récupérer la mémoire d’un évènement historique, qui depuis trop longtemps est représenté de manière erronée comme la conquête de groupes autochtones par les Espagnols victorieux.

« Qu’est-ce que c’était vraiment, la Conquête ? Qu’est-ce qu’on nous en a dit ? Qui a gagné, et qui a perdu ?, a demandé l’archéologue guatémaltèque Margarita Cossich, qui collabore avec une équipe de l’Université nationale autonome. C’est tellement plus complexe que de simplement parler des méchants et des gentils, des Espagnols contre les groupes autochtones. »

Par exemple, le leader de l’expédition Hernán Cortés et ses 900 Espagnols ne représentaient qu’environ 1 % d’une armée de milliers d’alliés autochtones opprimés par les Aztèques.

Mais même les projets officiels ne sont qu’un pâle reflet de la réalité de l’époque. La ligne indiquant les frontières de la ville passera près d’un endroit où des femmes vendent des tortillas de maïs, dont les ingrédients n’ont pas du tout changé depuis les Aztèques.

D’autres vendent des bonbons d’amarante mélangés de miel et de noix ; à l’époque des Aztèques, les graines d’amarante étaient mêlées au sang de guerriers sacrifiés, moulées dans la forme des dieux et mangées de manière rituelle, a expliqué l’historien Hugo García Capistrán.

Tout n’a pas pris fin le 13 août 1521, quand le dernier leader de la résistance aztèque, l’empereur Cuauhtemoc, a été capturé par les Espagnols. L’endroit où cela s’est produit est identifié par une simple plaque, dans le quartier mal famé de Tepito.

« Tequipeuhcan : L’endroit où l’esclavage a commencé. Ici l’empereur Cuauhtemotzin a été fait prisonnier l’après-midi du 13 août 1521 », explique la plaque sur le mur d’une église.

Quelques coins de rue plus loin, Oswaldo González vend des figurines d’obsidienne, une pierre noire ressemblant à du verre que les Aztèques appréciaient.

« Tout ce que les Espagnols ne pouvaient pas voir et détruire est encore vivant », a dit M. González.

Il y a aussi encore des traces de Cortés, même si elles ne sont pas très publiques ou bien en vue ; à l’école, les Mexicains apprennent depuis des décennies à le voir comme l’ennemi. Le président Andrés Manuel López Obrador fait plutôt la promotion de la version autochtone des évènements, et il a demandé à l’Espagne de s’excuser pour les morts, les maladies et l’exploitation qui ont accompagné la Conquête.

L’Espagne n’en a rien fait, et l’ambassadeur espagnol n’a pas été invité aux cérémonies du 500e anniversaire vendredi.

L’archéologue Esteban Mirón fait remarquer qu’il n’y a pas une seule statue de Moctezuma — l’empereur qui a accueilli Cortés — dans la ville.

Il n’y a pas non plus de statues de Cortés. Quand M. Mirón retrace le chemin suivi par les Espagnols pour entrer dans la ville en 1519 — tout d’abord accueillis, les conquistadores ont ensuite été expulsés — on croise une plaque de pierre commémorant la première rencontre entre Cortés et l’empereur aztèque.

À l’intérieur d’une église voisine, une autre plaque indique l’endroit où les restes de Cortés seraient enterrés.

On raconte qu’il voulait être enterré ici, près du site de sa plus grande victoire, rendue notamment possible par des exploits comme la construction d’une flotte de navires de guerre en bois pour attaquer une ville encerclée d’eau.

Tenochtitlan étant complètement entourée par un lac peu profond traversé par de multiples ponts, les Espagnols ont construit des navires ressemblant à des plateformes de combat flottantes pour affronter les Aztèques dans leurs canots.

Tenochtitlan a aussi infligé des défaites cuisantes aux Espagnols. Entrés dans la ville en 1519, ils en ont été expulsés quelques mois plus tard au coût de multiples vies. Ils ont aussi dû abandonner l’essentiel de l’or qu’ils avaient pillé.

Le 30 juin 1520 — un évènement tout d’abord appelé la « triste nuit », puis rebaptisé « nuit de la victoire » — Cortés a dû prendre la fuite, laissant plusieurs morts espagnols derrière lui. « L’histoire dit qu’ils ont fui à pied dans le lac, qui n’était pas très profond, en marchant sur les corps de leurs propres camarades », a dit M. Mirón.

L’esprit du Mexique ancien demeure aussi bien vivant.

Une femme de 41 ans, Mary Gloria, fabrique des broderies dans un bidonville près de la frontière de l’ancienne ville.

Mme Gloria vient de compléter une broderie de Mictlantecuhtli, le dieu aztèque de la mort, pour souligner l’impact sur la ville de la pandémie de coronavirus.

Des fléaux similaires — la variole, la ladrerie, ensuite le choléra — ont presque anéanti la population autochtone de la ville après la conquête. La survie, plus que tout, aura été la plus grande victoire autochtone après 1521.

Mme Gloria veut maintenant redorer le blason de Malinche, la femme autochtone qui a servi d’interprète aux Espagnols. Longtemps considérée comme une traîtresse, Malinche a assuré la survie de ses descendants.

« Il nous revient de réécrire le narratif », a dit Mme Gloria.