Les Haïtiens les surnomment les kokobe. Amputés à la suite du tremblement de terre du 12 janvier 2010, ils sont devenus la honte de leur famille. Trois ans après le séisme, des centaines sont sans domicile. Les autres vivent terrés dans leur maison, loin des regards. À cause de leur handicap, ils ont perdu travail et crédibilité. La société haïtienne est sévère avec ses invalides. Les victimes du séisme n'ont pas de traitement de faveur.

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Miville Fritznel tente péniblement de se frayer un chemin sur le trottoir bondé. Les yeux baissés, les mains agrippées à son t-shirt sale, il évite les regards. L'homme de 42 ans boite lourdement. Il grimace à chaque pas.

Le 12 janvier 2010, jour du tremblement de terre qui a fait 300 000 morts en Haïti, Miville Fritznel a perdu sa femme et sa maison, au centre-ville de la capitale. Mais c'est sept jours plus tard, lorsque des médecins lui ont amputé la jambe droite au-dessous du genou, que sa vie a changé à jamais. Il est devenu un kokobe. Un «bon à rien». Un poids pour la société haïtienne, bien peu tolérante envers ses invalides.

«Personne ne veut de moi», souffle l'homme en essayant maladroitement de cacher une tache d'urine sur son jean gris. La vie est dure, depuis trois ans.

À la suite du séisme, ils ont été plus de 5000 à perdre un membre, selon les évaluations de l'organisme Handicap international. Grâce à l'aide des ONG, la plupart ont été suivis en réadaptation. Peu d'entre eux, toutefois, ont pu poursuivre une vie normale. «Ce sont les véritables victimes du tremblement de terre», croit Kendi Zidor, rédacteur en chef de Radio Solidarité, à Port-au-Prince, qui traite depuis trois ans des impacts de la catastrophe dans ses émissions. «Ils sont discriminés.

Ils n'ont pas de travail. Plusieurs les considèrent comme des sous-personnes.»

«Le regard envers les handicapés est encore très négatif», ajoute Amandine Stolfi, chef de projet à la sécurité alimentaire et à l'accessibilité pour l'organisme Handicap international. Les ONG ont eu beau militer pour l'intégration des amputés (un match de soccer mettant en vedette des joueurs handicapés lors du premier anniversaire de la tragédie a même attiré beaucoup d'attention internationale), dans les rues de la capitale, la perception n'a guère changé.

Pourtant, les amputés sont partout. Béquilles sous les aisselles, ils tentent désespérément de gagner quelques cents.

«Il faut mendier.» Comme plusieurs personnes dans sa situation, Miville Fritznel n'a pas retrouvé de travail depuis son amputation. «J'ai cherché partout. On ne veut pas m'engager.» Avant qu'un mur de sa maison ne s'effondre sur lui, l'homme, père de jumeaux de 8 ans, vendait des boissons froides dans la rue. «Je n'y arrive plus, maintenant. C'est trop lourd et je n'ai plus assez d'équilibre, avec une seule jambe.» Sans travail, il n'a pas suffisamment d'argent pour faire reconstruire sa maison. Encore moins pour en louer une. Lui dort dehors; ses fils vivent chez des amis. «Ils ne vont plus à l'école, dit le blessé avec regret. Ils doivent travailler pour aider la famille qui les héberge.»

Timidement, M. Fritznel nous montre sa prothèse. «Elle me fait mal.» Pour protéger sa peau, il porte une chaussette maculée de taches sur son moignon. Les médecins lui ont dit de le laver plus souvent. La crasse lui irrite la peau. C'est ce qui le fait souffrir. Mais dans la rue, l'eau propre est rare.Alors il boite.

Sur les trottoirs, les passants lui jettent des regards dédaigneux. L'homme ne regarde personne dans les yeux. Il est une cible facile et il le sait. Il longe les murs.

Zilmie Louis-Saint, elle, ne sort tout simplement pas. La femme de 46 ans a aussi perdu une jambe dans l'effondrement de sa maison. «J'ai souffert pendant 29 jours avant qu'ils m'amputent», dit-elle.

Depuis l'opération, elle ne quitte plus sa minuscule maison du centre-ville, où elle partage à peine 12 mètres carrés avec ses trois filles et sa petite-fille. La chaleur est suffocante et l'odeur, intenable. La construction de béton n'a pas de porte et donne directement sur un égout à ciel ouvert, où coulent les excréments de tout le quadrilatère.

«Ma vie a complètement changé», soupire la femme. Assise sur le matelas crasseux qu'elle partage avec une de ses filles, elle serre son moignon dans sa main. Sa prothèse est posée par terre à côté du lit. «Je ne la porte presque pas. Elle me fait trop souffrir.» Sur ce qu'il reste de sa jambe, elle nous montre plusieurs plaies purulentes. «Ma prothèse est trop serrée. Ça me blesse.»

Voilà trois ans que Mme Saint-Louis, qui était marchande, ne travaille plus. Elle n'a pas la force d'entreprendre le long voyage en autocar vers les villes voisines où elle achetait jadis la marchandise à revendre. Ce sont ses filles qui subviennent aux besoins de la famille. À trois, elles gagnent juste assez pour payer le loyer. Ce sont elles, aussi, qui font la cuisine. Leur mère tient à peine debout. «Je n'ai plus aucune autorité dans cette maison, avoue la quadragénaire. Les enfants ne m'écoutent plus. Ils savent que je n'arrive pas à les punir. Je suis devenue un poids.»

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Une lueur d'espoir

Dans les quartiers défavorisés de Delmas 9 et de Carrefour, à Port-au-Prince, quelques centaines de personnes handicapées gèrent depuis bientôt un an leurs propres petites entreprises grâce à un projet de réinsertion de Handicap international.

L'organisme a pris en charge 374 amputés particulièrement à risque d'insécurité alimentaire et leurs familles. On leur a montré comment mener une étude de faisabilité, se lancer en affaires, gérer une entreprise. On leur a aussi fourni le matériel nécessaire pour mettre sur pied leur projet. «La plupart ont des entreprises d'achat et de revente de produits alimentaires», indique la responsable du projet, Amandine Stolfi. En bref, les gens s'installent au bord de la route et vendent aux passants bonbons, farine, riz ou boissons à l'unité.

«On insiste beaucoup pour que ce soit les personnes handicapées elles-mêmes qui s'occupent du commerce ou au moins qu'elles y participent, dit Mme Stolfi. Au début, lorsqu'on allait les voir, les amputés ne se sentaient pas interpellés. Les membres de leur famille répondaient à leur place quand on leur parlait. Souvent, ils n'écoutaient même pas. Ils se voyaient comme des bons à rien. Il a fallu leur expliquer que c'est eux qui allaient participer au projet.»

Les résultats sont sans équivoque. À ce jour, aucune des 374 entreprises n'a fermé boutique. Mais surtout, leurs propriétaires ont retrouvé un peu de la fierté qu'ils ont perdue le jour de leur amputation. «Ils sentent qu'ils servent à quelque chose. Ils peuvent recommencer à contribuer au revenu familial.»

En même temps, c'est le regard de leurs proches, de leurs voisins, de leurs clients, qui change. «Des gens me disent: "Je ne croyais pas que c'était possible qu'un handicapé travaille comme ça", raconte Amandine Stolfi. C'est la preuve que les mentalités évoluent.»

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Trop d'amputés?

Plus de 5000 Haïtiens ont été amputés d'urgence dans les jours qui ont suivi le tremblement de terre. Plusieurs secouristes ont mis en doute la nécessité de certaines de ces interventions ultimes. Des médecins envoyés d'urgence à Port-au-Prince en janvier 2010 ont qualifié d'«abusif» le recours à l'amputation dans les hôpitaux de fortune, et des gens de Médecins du monde ont constaté qu'une «psychose des amputations» s'était aussi installée dans la population. «Les amputations étaient toujours des décisions de dernier ressort pour sauver la vie ou les membres du patient», précise toutefois l'organisme dans un bilan dressé sur son site web.