Les conférences de presse se suivent et ne se ressemblent pas toujours au Festival de Cannes. Alors que les acteurs et cinéastes américains n'ont invariablement que de bons mots les uns pour les autres, les artistes français ne craignent pas d'afficher leurs désaccords en public.

La plupart des comédiens et metteurs en scène français osent dire les choses franchement, sans salamalecs, quitte à froisser quelques susceptibilités. En revanche, à en croire les acteurs et réalisateurs américains, tout un chacun est un génie ainsi qu'un être d'une générosité et d'une gentillesse exceptionnelles.

Ce trait culturel déteint d'ailleurs sur les modérateurs des conférences de presse, qui accueillent tambour battant, jamais à court d'épithètes, le moindre acteur de télésérie américaine dans la complaisance, la déférence et l'obséquiosité les plus totales.

Le contraste était saisissant dimanche, alors que le réalisateur et l'acteur principal du Redoutable, Michel Hazanavicius et Louis Garrel, se sont prêtés avec grâce à un très amusant duel verbal au sujet de Jean-Luc Godard. La figure de proue de la Nouvelle Vague est au coeur de l'intrigue de cette charmante comédie décalée, campée avant et pendant les événements de Mai 68.

Un film, le troisième de suite d'Hazanavicius à être présenté en compétition à Cannes, que le cinéaste résume comme « la quête de vérité d'un artiste qui a sacrifié ses idoles, les gens qu'il aime, son couple et, finalement, lui-même ». Et que son interprète principal décrit comme une oeuvre sur « une dispute dans le pays et une dispute conjugale ».

Personne ne pourra accuser Michel Hazanavicius de complaisance après avoir vu ce film qui s'attaque au mythe Godard et le déboulonne avec lucidité et un humour sans pitié.

Louis Garrel, excellent, incarne un Godard au sommet de sa gloire, qui tourne La Chinoise en 1967 avec Anne Wiazemsky, qui deviendra bientôt sa femme, de presque 20 ans sa cadette. La réception faite à ce pamphlet maoïste et les événements de Mai 68 provoqueront chez le cinéaste d'À bout de souffle et de Pierrot le fou une remise en question profonde de son oeuvre et de son rôle d'artiste. On connaît la suite : une table rase radicale d'un cinéma qu'il avait lui-même inventé une décennie plus tôt, et une plongée dans un cinéma à contre-courant, militant et révolutionnaire.

Le cinéaste de The Artist, Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur en 2012, a réussi à faire de cette transition artistique extrême une comédie. Une proposition qui a d'abord laissé Louis Garrel, fils de cinéaste, enfant de la Nouvelle Vague et admirateur déclaré du cinéma de Godard, bien perplexe.

« Au début, je n'en avais pas envie, avouait-il dimanche en conférence de presse, sa moue habituelle esquissant comme toujours un sourire en coin. Mais après lecture du scénario, j'ai compris le jeu que proposait Michel, notamment sur l'histoire du pays à cette époque. Moi qui ai joué trois fois dans une évocation de Mai 68 au cinéma, je trouvais ce parti pris enthousiasmant. »

Bien des godardiens risquent de moins apprécier ce déboulonnage en règle que l'acteur des Dreamers de Bertolucci (qui est un personnage du Redoutable). Car si Hazanavicius multiplie dans cet exercice de style esthétique les références aux films les plus célèbres de Godard - avec quelques trouvailles de mise en scène ingénieuses -, il insiste surtout sur les aspects les plus acides, insupportables et orduriers de cet artiste insaisissable, avant-gardiste et profondément haïssable, qu'il dépeint non sans raison comme un mégalomane narcissique. Godard devrait adorer...

« Je l'ai mis au courant et je n'ai pas eu de réponse, explique le cinéaste de The Search, mal accueilli à Cannes en 2014. Mais je n'en attendais pas non plus. Puis je lui ai envoyé le scénario et je n'ai pas eu de réponse, mais je n'en attendais pas non plus. Et j'ai proposé d'organiser une projection privée, et je n'ai pas eu de réponse... Mais je n'en attendais pas non plus ! »

Le Redoutable est l'adaptation par Hazanavicius du livre d'Anne Wiazemsky sur sa vie avec Godard. Elle non plus n'était pas chaude à l'idée qu'un cinéaste en tire un long métrage.

« Je n'ai pas été terrible pour la convaincre. Alors je lui ai dit en terminant que c'était dommage parce que j'avais trouvé son récit marrant. Et c'est le mot qui l'a convaincue. Elle aussi trouvait ça drôle. Et elle aimait le fait que je vienne d'une autre planète. »

- Michel Hazanavicius

Dans Le Redoutable, Anne Wiazemsky est interprétée par Stacy Martin, vue dans Nymphomaniac de Lars von Trier. Elle incarne une image assez machiste de la sensualité de l'époque, aux côtés d'un Louis Garrel qui capte parfaitement l'essence du maître et son phrasé singulier : un cheveu sur la langue alors que son crâne est dégarni.

« Godard est fort comme le Talmud, dit Garrel. On y revient toujours. Michel fait une interprétation du Talmud qui est la sienne. Godard a eu plein de vies. C'est un agitateur. Il est très fascinant. Il est colossal. On ne peut pas faire du cinéma sans à un moment donné avoir affaire à son oeuvre. »

L'acteur se décrit volontiers comme le gardien du temple de Godard, qu'Hazanavicius avait plutôt envie de démythifier. « Il n'a jamais cherché à être sympathique, rappelle le cinéaste français. Ce n'aurait pas été juste d'en faire un personnage consensuel. Il est de notoriété publique que ce n'est pas un gentil monsieur. On parle d'un maoïste, qui a une petite tendance antisémite et des réflexes de bourgeois misogyne. Le film est un mélange d'hommage respectueux et d'irrévérence. »

Toute cette conférence de presse, drôle et fascinante, s'articulait entre deux visions bien différentes du sujet du film : celle de Garrel, l'acteur intello qui cite Lubitsch, et celle d'Hazanavicius, le cinéaste populaire d'OSS 117.

« Sur le plateau, Louis faisait attention au mythe alors que moi je préférais la caricature, dit le scénariste et réalisateur. Louis était soucieux des gens qui aiment Godard. Mais les gens de façon générale se foutent de Godard... »

« Mais c'est absurde, ce que tu dis, lui répond du tac au tac le comédien. C'est comme si tu disais que les gens s'en foutent du Caravage ! Ils n'en parlent pas constamment, mais ils ne s'en foutent pas ! » Et Michel Hazanavicius de répondre à son tour : « Ce n'est pas une thèse ! Vous pouvez aussi aimer ce film si vous aimez aussi Dingo ! »

Ce n'est pas dans une conférence de presse consensuelle de film américain qu'on entendrait pareille dispute amicale. « Moi, je ne suis pas dans la religion du tout, résume le cinéaste. Je suis agnostique. Quand j'ai approché Louis, il m'a dit que c'était comme si je demandais à un fervent catholique de jouer Jésus. Je lui ai dit : c'est aussi comme un instructeur d'auto-école qui joue Alain Prost. Godard, c'est aussi une icône pop et un bonhomme. C'est ça qui m'intéressait. De jouer sur les paradoxes. C'est bien de casser le mythe. » Et Louis Garrel de conclure : « Moi, je pense surtout que ça nourrit le mythe. »

Compte final : Louis Garrel 1, Michel Hazanavicius 1. Un score, comme disent les confrères de la section des Sports, qui ne reflète pas nécessairement l'allure de ce match passionnant.

LE MEILLEUR DE BAUMBACH

Il a déjà un parcours assez remarquable sur le circuit du cinéma indépendant américain, mais Noah Baumbach (The Squid and the WhaleFrances HaWhile We're Young) signe avec The Meyerowitz Stories, présenté en compétition dimanche, son film à la fois le plus accessible et le plus abouti.

Mettant en vedette une brochette de stars (Emma Thompson, Dustin Hoffman, Ben Stiller, Adam Sandler), The Meyerowitz Stories s'intéresse à la famille dysfonctionnelle d'un professeur de sculpture new-yorkais retraité et amer, qui n'a pas connu la carrière dont il aurait rêvé. Ses enfants ont grandi dans l'ombre de ses ambitions démesurées, et en ont visiblement souffert.

Baumbach trace un portrait tragicomique, très ironique, de ces relations familiales, avec une grande justesse. « J'ai refusé le rôle au départ, parce que je ne voulais pas jouer un vieillard, a révélé Dustin Hoffman, dimanche, en conférence de presse. Je n'avais pas eu à prononcer tous les mots présents dans un scénario depuis The Graduate. Ç'a été très payant. »

Baumbach et Hoffman se sont notamment inspirés de leurs propres pères pour façonner ce personnage d'artiste plus ou moins raté, rongé par la vanité. « On devient tous en quelque sorte nos pères, a dit l'acteur de Tootsie et d'All the President's Men. Nous nous moquons de ce que nous allons bientôt devenir.

« D'une manière ou d'une autre, dans mes films, je m'intéresse au fossé qui existe entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être. Par rapport au succès professionnel, à la célébrité, à ceux qui réussissent mieux que nous. Je m'intéresse à ce qu'est le succès, et à ce qu'il représente pour chacun d'entre nous. Je connais des familles où l'art est une religion et où être un bon père de famille n'est pas valorisé. »

Fait à noter : il n'y a pas eu le début de l'ombre d'une forme de dissension ni la moindre parole de travers prononcée pendant cette conférence de presse.

PHOTO JEAN-PAUL PELISSIER, REUTERS

Le réalisateur Noah Baumbach (deuxième à droite) avec la brochette de stars de The Meyerowitz Stories: Emma Thompson, Ben Stiller, Dustin Hoffman et Adam Sandler.