Avec le départ à la retraite de Pierre Bruneau, les bulletins télévisés de début de soirée présentent un visage différent cet automne. La Presse a voulu profiter de l’occasion pour parler de compétition avec Patrice Roy, Sophie Thibault et Marie-Christine Bergeron. Mais durant nos discussions, nous avons constaté que les trois chefs d'antenne préfèrent se battre non pas l’un contre l’autre, mais ensemble, pour restaurer la confiance du public envers les médias d’information.

Une enquête du Digital News Report de l’Institut Reuters parue au début de l’été révélait que la méfiance des Canadiens envers les nouvelles n’avait jamais été aussi élevée.

Ce constat préoccupe profondément Sophie Thibault. « Je suis très attentive à toute cette atmosphère délétère par rapport au rôle des médias d’information », indique la nouvelle cheffe d’antenne des TVA Nouvelles 17 h et 18 h, qui reprend le collier ce lundi.

« Certaines personnes nous prêtent des intentions, elles voient des complots partout, des associations… Quand on voit ce qu’une bonne partie du public pense du travail qu’on fait, je trouve ça vraiment désolant et inquiétant. »

La pandémie semble avoir exacerbé ce sentiment négatif. Depuis quelques années, de nombreux journalistes subissent du harcèlement, principalement en ligne. En entrevue, Sophie Thibault raconte avoir vécu cela de manière bien réelle récemment, alors qu’elle marchait seule en montagne pour prendre des photos de cerfs et d’oiseaux. Une femme l’a reconnue et l’a notamment traitée de « madame des fausses nouvelles » de manière agressive.

« Ça m’a secouée, relate la successeure de Pierre Bruneau. Il n’y avait qu’un chemin pour retourner en bas. J’avais peur qu’elle aille chercher sa gang. Toutes sortes de choses m’ont passé par la tête… Je n’ai pas pu m’en empêcher, parce que je vois de quoi mes collègues sont victimes. »

Cette tendance lourde attriste Marie-Christine Bergeron, qui prendra la barre du Fil 17 lundi prochain sur Noovo, succédant à Noémi Mercier.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Marie-Christine Bergeron

J’entends des gens dire aux journalistes : “Vous vous faites dire quoi dire !” Mais on ne m’a jamais imposé quoi que ce soit en termes de contenu.

Marie-Christine Bergeron

Marie-Christine Bergeron croit qu’il faudrait éduquer le public quant au rôle des journalistes. Elle évoque le printemps 2012, quand elle couvrait les manifestations étudiantes. « Je faisais du terrain et partout, il y avait des gens qui me disaient : “Mais Richard Martineau…” Richard Martineau, c’est un chroniqueur. Moi, je suis journaliste. Un chroniqueur donne son opinion, alors qu’un journaliste, c’est neutre et objectif. »

Pour combattre cette vague de scepticisme, les chefs d’antenne doivent s’impliquer, estime Patrice Roy. En 2022, leur rôle serait « plus important que jamais », selon lui.

« Pour lutter contre les fake news, il faut présenter les faits avec force, avec rigueur », souligne la tête d’affiche de Radio-Canada, qui entame sa 15e saison aux commandes du Téléjournal 18 h. « Dans ce climat, les chefs d’antenne sont un repère. Je sens chez plusieurs téléspectateurs cette soif de faits. Ils n’ont pas envie d’entendre mon opinion ; ils veulent qu’on leur explique les choses. Cette synthèse, je pense qu’elle est essentielle, particulièrement aujourd’hui. »

Quand on sait qu’au Canada, la télévision demeure la principale source d’information des citoyens, devant les réseaux sociaux (40 % contre 27 %, selon le Digital News Report), les paroles de Patrice Roy résonnent encore plus fort. « Quand j’ai commencé, les gens me disaient : “C’est fini, les bulletins télévisés.” Ce n’est pas vrai. Il y a encore beaucoup de gens qui s’informent à la télévision », nous dit Patrice Roy.

Une plus grande solidarité

Selon Sophie Thibault, les attaques répétées contre des journalistes ont renforcé la solidarité du milieu. Les révélations de climats de travail toxiques, concernant différents organes de presse, ont également participé à consolider cet esprit de camaraderie, et non de compétition, au cours des dernières années. Voilà pourquoi la gagnante de plusieurs prix Artis sourcille lorsqu’on mentionne le terme « rivalité ».

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Sophie Thibault

Avec tout ce qu’on a traversé, je sens que ça s’est calmé, cette concurrence à outrance, presque guerrière, d’il y a 15 ans. On est tous dans le même bain. Il faut calmer le jeu. Ce genre de rhétorique qui existait sur l’écoute, la pression qu’on vivait… Ça doit disparaître. On est en compétition, on l’assume. Chacun veut son bout de pizza, mais il y a moyen d’aborder ça autrement, de façon plus humaine.

Sophie Thibault

Comme Sophie Thibault, Patrice Roy avoue regarder les cotes d’écoute des bulletins qu’il pilote chaque jour. « Pour moi, c’est la conclusion ultime de tout ce qu’on fait », déclare-t-il.

En entrevue, le chef d’antenne parle avec fierté des résultats d’écoute du Téléjournal 18 h. Dans le marché de Montréal, l’automne dernier, l’émission a récolté ses meilleures cotes d’écoute depuis l’instauration des mesures PPM en 2004, selon Numéris. Et ses résultats ont continué d’augmenter au printemps.

« Quand je suis entré en poste en 2008, Pierre Bruneau était loin devant à TVA, raconte Patrice Roy. C’était une domination totale. Hubert Lacroix [qui était président-directeur général de CBC/Radio-Canada] m’avait dit : “T’as une méchante côte à remonter.” Avec les moyens qu’on avait, il n’y avait aucune raison qu’on soit à 10 km du compétiteur. L’idée, ce n’était pas nécessairement de battre Pierre Bruneau, mais de revenir dans les mêmes talles. Et brique par brique, on est monté. J’ai revu Hubert Lacroix cet été. Je suis allé le voir et j’ai dit : “J’ai rejoint Pierre Bruneau. On est nez à nez.” »

Pour l’ensemble du Québec, les TVA Nouvelles 17 h et 18 h continuent de trôner au sommet du classement, avec respectivement 526 000 et 696 000 téléspectateurs, devant Radio-Canada. Quant au Fil 17 de Noovo, il tire de l’arrière. La saison dernière, il ralliait un peu plus de 60 000 personnes, rapportait récemment Projet J, un observatoire numérique du journalisme.

Marie-Christine Bergeron affirme qu’elle ne s’est jamais souciée des cotes d’écoute jusqu’à présent, et elle n’a pas l’intention de changer cette habitude.

« Je suis une fille de région, souligne la journaliste originaire du Lac-Saint-Jean. Quand j’étais jeune, j’ai animé à CIBL, la radio communautaire. J’ai fait TVA à Trois-Rivières, à Sherbrooke. J’ai remplacé aux TVA Nouvelles 17 h et 22 h, j’ai fait Salut Bonjour, J. E. et LCN. Ça n’a jamais rien changé pour moi. Que j’anime un bulletin à 1 000 000 ou 5000 de cotes d’écoute, j’y mets toute ma rigueur pareil. J’ai toujours travaillé comme ça. »

Les élections, mais encore

Avec les élections provinciales, qui devraient accaparer les ondes jusqu’au 3 octobre, le trio de chefs d’antenne prévoit un automne chargé. Mais d’autres sujets retiennent leur attention.

La COVID-19 n’a pas disparu du radar de Patrice Roy. « J’ai hâte de voir s’il va y avoir une autre vague ou pas, si les gens vont aller se faire vacciner, etc. Pour moi, ce dossier n’est pas mort. Et parce que j’aime beaucoup la politique, je m’intéresse évidemment à la course à la direction du Parti conservateur [du Canada]. Ce n’est pas anodin, ce qui nous attend en septembre. M. Poilievre risque d’être nommé et, éventuellement, de devenir le premier ministre du pays. Ça représenterait un grand changement. »

Pour sa part, Sophie Thibault apportera quelques (petits) changements aux TVA Nouvelles 17 h et 18 h : une caméra en régie, une ouverture différente, un nouveau décor dans quelques mois… La cheffe d’antenne souhaite accorder davantage de temps d’antenne aux sujets environnementaux. « Je suis hyper sensible à l’environnement. On traverse une crise climatique. Chaque semaine, on reçoit des nouvelles assez peu réjouissantes. Je ne veux pas qu’on manque le bateau là-dessus. »

Marie-Christine Bergeron, elle, apportera sa « couleur » au Fil 17 en développant notamment des sujets de nature policière. « Je tripe là-dessus. Quand on regarde mon parcours, mon expérience, ça paraît. Derrière ces affaires policières, il y a toujours des histoires humaines parfois épouvantables et dramatiques. Il faut en parler. C’est important d’écouter ces gens qui vivent des choses difficiles. »

Patrice Roy et Sophie Thibault reprennent le collier ce lundi soir à ICI Télé et TVA. Marie-Christine Bergeron fera ses débuts aux commandes du Fil 17 le 29 août sur Noovo.

Départ de Lisa LaFlamme : « Les bras m’ont tombé »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE BREAKFAST TELEVISION

Lisa LaFlamme était cheffe d’antenne jusqu’à récemment.

Patrice Roy et Sophie Thibault ont réagi avec stupeur au départ de Lisa LaFlamme, la populaire cheffe d’antenne du CTV National News.

La semaine dernière, on apprenait que la présentatrice vedette avait été remerciée par Bell Média, après 35 ans de loyaux services. Ce licenciement, qui a fait couler beaucoup d’encre, a soulevé des questions de sexisme et d’âgisme.

Sophie Thibault n’a pas apprécié qu’une collègue cheffe d’antenne se fasse montrer la porte de manière aussi cavalière.

« C’est vraiment désolant de finir une carrière comme ça. C’est une des top anchors. C’est le bulletin le plus écouté au Canada actuellement. Les bras m’ont tombé. J’ai beaucoup de sympathie pour ce qu’elle vit. Il n’y a rien qu’elle n’a pas fait. C’était une leader extraordinaire. Terminer une carrière en queue de poisson dans une sorte de conflit, c’est très triste. »

Patrice Roy a également suivi l’histoire de près.

« Je suis tombé en bas de ma chaise, déclare l’animateur du Téléjournal. C’est le meilleur bulletin du Canada anglais. Je sais qu’elle était exigeante envers les patrons pour l’indépendance journalistique. Elle voulait aussi avoir des ressources pour aller en Ukraine, etc. Est-ce que c’est ce qui a causé son départ ? Je n’en ai aucune idée. Ce que je sais, par contre, c’est que je n’ai pas trouvé ça élégant, la manière dont [Bell Média] a géré ça. Elle méritait un départ plus digne. »

Marie-Christine Bergeron n’a pas souhaité commenter l’affaire. Il faut dire que l’ex-journaliste de TVA vient d’atterrir à Noovo, une chaîne détenue par Bell Média. « Il y a des choses qu’on ne sait pas. On n’a pas tous les détails », a-t-elle déclaré.