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Je me suis toujours demandé s’il était pertinent de comparer les taux de chômage du Canada et des États-Unis, et sur quelle base se faisait cette comparaison. Ces taux de chômage sont-ils calculés de la même façon de chaque côté de la frontière ? Que veulent dire ces pourcentages au juste ? Politiquement et économiquement, les États-Unis auraient-ils parfois intérêt à sous-estimer leur taux de chômage ?

Michèle Ruel, Sainte-Agathe-des-Monts

Afin de répondre adéquatement à cette question, La Presse a fait appel à Francis Généreux, qui est économiste principal au Mouvement Desjardins. Il fait partie de coauteurs des bulletins d’analyse sur les données mensuelles sur l’emploi au Québec, au Canada et aux États-Unis.

« La question de comparer les taux de chômage au Canada et aux États-Unis est très intéressante dans le contexte actuel de la sortie de pandémie encore difficile dans ces deux économies voisines et très interreliées », admet d’emblée Francis Généreux lors d’une discussion avec La Presse.

D’autant que les plus récentes mesures du taux de chômage dans les deux pays en décembre – rendu à 4 % aux États-Unis et encore à 5,9 % au Canada – peuvent susciter l’impression que le marché de l’emploi se porterait mieux chez nos voisins américains que celui du Canada.

« Il s’agit d’une fausse impression si l’on s’en tient aux seuls chiffres du taux de chômage, sans considérer les autres mesures importantes du marché de l’emploi, comme le “taux de participation” des gens aptes au travail ainsi que la création d’emplois dans chaque économie, souligne Francis Généreux.

« En fait, lorsque l’on examine ces deux mesures, on constate que le taux de participation et la création d’emplois au Canada affichent une bien meilleure performance de redressement du choc économique de la pandémie que ce qui s’est passé jusqu’à maintenant aux États-Unis. »

Comment expliquer un tel écart de perception sur l’état du marché du travail entre les deux économies ?

Pour y répondre, il faut mieux connaître ces principales mesures du marché de l’emploi. À commencer par le taux de chômage.

Pour l’essentiel, cette mesure représente le pourcentage de gens qui sont en recherche d’emploi parmi l’ensemble de la « population active », c’est-à-dire toutes les personnes (de 15 ans et plus au Canada, de 16 ans et plus aux États-Unis) qui sont aptes et disponibles pour le travail.

La mesure du taux de chômage s’effectue de façon semblable au Canada et aux États-Unis, c’est-à-dire par une enquête mensuelle par téléphone auprès d’un échantillon d’une soixantaine de milliers de ménages considérés comme représentatifs de l’ensemble de la population active.

Au Canada, cette enquête mensuelle est effectuée par Statistique Canada, une agence du gouvernement fédéral. Aux États-Unis, elle est réalisée par le Bureau of Labor Statistics (Bureau des statistiques du travail) au département du Travail du gouvernement fédéral.

Retour au travail et création d’emploi

Autres mesures importantes du marché du travail : le « taux de participation » des personnes aptes au travail et la « création nette d’emplois » parmi les employeurs des secteurs privé et public.

« Ces mesures sont d’autant plus importantes ces temps-ci parce que leur évolution très différente entre le Canada et les États-Unis explique en bonne partie le retard de l’économie américaine à récupérer les emplois perdus au pire de la pandémie par rapport à ce qui s’est passé au Canada, souligne l’économiste Francis Généreux.

« Par exemple, quand on examine les taux de participation au marché du travail, qui avaient connu une baisse significative dans les deux pays en début de pandémie, on constate qu’au Canada, il est remonté à son niveau de 65 % qui s’observait avant la pandémie. Mais aux États-Unis, ce taux de participation stagne autour de 61 %, ce qui est presque deux points de pourcentage inférieur au niveau d’avant-pandémie, indique M. Généreux.

Ça signifie qu’un nombre très élevé d’Américains continuent de retarder un éventuel retour au travail après la pandémie. Ils réduisent aussi le nombre de “chercheurs actifs d’emploi” qui est mesuré par le taux de chômage, qui se retrouve ainsi anormalement bas.

Francis Généreux, économiste principal au Mouvement Desjardins

Un tel constat se répète aussi lorsque l’on compare le niveau de redressement de la création d’emploi entre le Canada et les États-Unis.

« Selon les plus récentes données [de décembre 2021], le marché du travail au Canada a non seulement récupéré tous les emplois perdus au pire de la pandémie, mais il en compte 240 500 de plus qu’en février 2020, avant le début de la pandémie, souligne Francis Généreux.

« Pendant ce temps, aux États-Unis, contrairement à ce que peut laisser croire le taux de chômage redescendu très bas, le marché de l’emploi demeure en déficit de 3,5 millions d’emplois occupés par rapport au nombre mesuré en février 2020, juste avant la pandémie. »

Quant à l’impact politique d’une telle situation ? De l’avis de l’économiste Francis Généreux, la persistance d’un tel déficit d’emplois aux États-Unis pourrait avoir motivé l’inclusion de plusieurs mesures incitatives de retour au travail dans l’énorme plan d’aide à la relance économique d’après-pandémie qui a été présenté récemment au Congrès américain par l’administration du président Biden.

En contrepartie, ces mesures incitatives sont très critiquées par l’opposition républicaine au Congrès, qui les considère comme exagérées et trop coûteuses dans le contexte d’un taux de chômage abaissé à 4 %, et d’un rebond de l’inflation salariale dans les secteurs-clés de l’économie les plus touchés par la rareté de main-d’œuvre qualifiée.

« C’est un exemple du risque d’interférences politiques dans l’interprétation et l’usage des données sur le marché du travail », conclut l’économiste Francis Généreux.

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