Le 20 février dernier, le maire Bernard Ouellet profitait du congé dominical à la maison lorsqu'il a entendu, en écoutant distraitement le bulletin de nouvelles télévisé, que la communauté musulmane de Québec avait enfin trouvé, dans sa municipalité de Saint-Apollinaire, un terrain pour y aménager leur cimetière.

« Wow, je vous dis que ça m'a donné un choc, je ne m'attendais pas du tout à ça ! raconte le maire Ouellet à La Presse. Je n'avais jamais entendu parlé de ça, je ne savais même pas où était le terrain, et j'aurais aimé ça le savoir avant, mais dès le début, j'étais pour. Par solidarité envers les musulmans, pis parce qu'on n'est pas du genre à dire non ici. »

Bernard Ouellet savait toutefois dès ce soir-là que le projet ne passerait pas comme une lettre à la poste. « On est en campagne ici, je savais que ce ne serait pas facile, dit le maire de la petite municipalité de 6171 habitants située à 35 km de Québec. Les musulmans, on ne les connaît pas, on ne les entend pas et j'ai été surpris d'apprendre qu'ils sont 12 000 à Québec.

« Il y a beaucoup de peur au sein de la population, reprend M. Ouellet. Certains craignent les extrémistes, les bombes et ils ne veulent rien savoir, peu importe ce qu'on leur dit, ce qu'on leur explique ou ce que les musulmans leur disent. »

Lors d'une soirée d'information, tenue à Saint-Apollinaire, il y a quelques jours, quelques citoyens, peu nombreux, mais déterminés, ont fait entendre leur opposition au projet de cimetière musulman. Certains commentaires ont profondément blessé les porte-parole de la communauté musulmane de Québec venus expliquer leurs intentions, en plus de déplaire au maire Ouellet, déçu par quelques concitoyens.

Un homme a dit que ce cimetière, qui doit être situé sur les terrains de l'entreprise Harmonia (aussi appelé Centre national de crémation), tout près l'autoroute 20, n'était que le premier pas vers un « envahissement » des musulmans ; d'autres ont critiqué l'exclusivité musulmane du cimetière et ont réclamé un lieu de sépulture multiconfessionnel ; d'autres encore ont dit craindre les « extrémistes » et les attentats. Une dame a même affirmé que ce cimetière allait attirer les loups parce que les musulmans enterrent les corps sans cercueil. C'est faux.

La plupart des opposants au projet, comme Mélanie, une jeune femme croisée dans le village, reprochent aux musulmans de refuser de s'intégrer et de vouloir rester isolés de la majorité, même dans la mort.

Selon le maire Bernard Ouellet, « la majorité silencieuse est en faveur du projet, mais ce sont les opposants qu'on entend le plus. Les gens qui sont en faveur des projets, on ne les entend jamais, on ne les voit pas, c'est toujours comme ça. »

Parmi les opposants, Julien Joannette, résidant de Saint-Apollinaire depuis plus de 50 ans, qui dit d'abord être opposé au projet de cimetière pour protéger les réserves d'eau de la municipalité, avant de préciser qu'il serait toutefois favorable à un cimetière multiconfessionnel.

Assis à la table de la cuisine, portant au cou un gros crucifix qui ne laisse planer aucun doute sur sa confession, il laisse tomber, plus tard en entrevue : « Ils ont de l'argent et ils sont capables de s'organiser. Je suis sûr qu'ils vont finir par construire une mosquée ici. Ils vont prendre notre église pour en faire une mosquée. Ça va être beau, un minaret à Saint-Apollinaire ! On n'est pas des fanatiques, on veut juste protéger notre municipalité et avoir la paix ! »

La SQ veille au grain

Pris de court par l'ampleur du débat, le conseil municipal (unanimement favorable au projet) a embauché une firme de communication pour préparer l'argumentaire présenté lors de la réunion d'information, le 29 mars. Le maire s'est même prêté au jeu d'une simulation avec ces conseillers en communication, question de couvrir tous les aspects du projet et de prévoir les coups.

La Sûreté du Québec aussi veut prévenir tout débordement possible. Depuis l'attentat meurtrier à la Grande Mosquée de Québec, la SQ veille au grain chaque fois que la communauté musulmane est impliquée sur la place publique.

Dès le lendemain de l'annonce du projet, l'officier responsable de Saint-Apollinaire (le « parrain », dans le jargon) a rencontré le maire Ouellet pour faire le point sur la situation et des patrouilleurs de la SQ étaient postés bien en vue près de l'hôtel de ville, le soir de la consultation publique.

L'affaire est suivie aussi à l'extérieur de Saint-Apolinaire, comme en témoignent les très nombreux courriels reçus par le maire (voir autre texte sur ces courriels). L'ancien maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, a quant à lui appelé le maire Ouellet pour le conseiller. L'implantation d'un cimetière musulman à Huntingdon a été rejetée par le conseil municipal en 2013, au grand dam de M. Gendron, qui appuyait le projet.

Les musulmans du Québec ont du mal depuis des années à trouver des terrains pour y enterrer leur mort selon leurs rites. À Québec, ça fait plus de 10 ans que la communauté cherche. Même chose à Brossard, là où l'importante communauté musulmane a dû chercher pendant plus d'une décennie.

Mohamed Kesri, arpenteur à la retraite qui est en charge du projet de cimetière musulman à Saint-Apollinaire pour le Centre culturel islamique de Québec (CCIQ), est aux premières loges de ce débat depuis des mois. 

« C'est délicat tout ça, on le sait, il y a beaucoup de désinformation et de peurs, mais on ne veut déranger personne. Nous sommes dans une démocratie, et ici, on écoute les minorités et on leur donne beaucoup de place, mais je suis convaincu que le projet va passer et que la majorité des gens de Saint-Apollinaire sont en faveur. »

Les porte-parole de la communauté musulmane sont allés expliquer leur projet aux citoyens de Saint-Apollinaire lors de la séance publique, mais ils font profil bas maintenant en attendant la suite.

En plus du conseil municipal, les musulmans peuvent compter sur d'autres appuis, comme celui du clergé catholique et du curé de la place, Denis Lalancette. « Franchement, que les musulmans installent leur cimetière ici, c'est pas mal moins dérangeant que les témoins de Jéhovah qui s'installent et qui tentent de recruter tout le monde en faisant du porte-à-porte et pourtant, je n'ai jamais vu personne protester quand ils construisent une salle du royaume quelque part », dit l'abbé Lalancette.

Le dilemme des musulmans

En 2009, l'iman de la mosquée de Québec, Hassan Guillet, était en voyage en Chine lorsqu'il a reçu un appel de son frère lui annonçant qu'un de ses quatre fils, Jamal, 15 ans, venait de mourir.

« Apprendre que mon fils était mort, ce fut un choc terrible, mais la deuxième phrase de mon frère fut tout aussi cruelle. Il m'a demandé : où veux-tu qu'on l'enterre ? », raconte l'iman Guillet.

Hassan Guillet s'est retrouvé devant le même dilemme que des milliers de coreligionnaires : enterrer un proche ici, près de la maison, dans un cimetière non musulman ou dans le pays d'origine de la famille ?

« J'ai demandé à mes autres fils et ils m'ont dit : on ne va tout de même pas payer un billet d'avion pour le Liban chaque fois qu'on veut se recueillir sur la tombe de notre frère », dit M. Guillet.

La famille Guillet a fait enterrer Jamal au cimetière musulman de Laval, à 300 km de Québec, comme tant d'autres familles musulmanes de Québec.

Selon Yannick Boucher, chargé de cours à l'Université de Montréal, qui termine son doctorat en anthropologie sur les rites funéraires musulmans au Québec, une majorité de musulmans rapatrient encore la dépouille de leurs proches dans le pays d'origine. De plus en plus de musulmans, de deuxième et troisième générations, veulent toutefois être enterrés ici. Ce phénomène prendra de l'ampleur, ajoute M. Boucher, ce pour quoi la communauté manque de cimetière, surtout en région.

Divergences chez les musulmans

Tous les musulmans ne s'entendent toutefois pas sur la solution à adopter. Yannick Boucher, qui étudie le sujet depuis plus de 10 ans, dit avoir découvert avec surprise l'« émergence d'un islam civique ». « Ce sont des musulmans croyants et pratiquants, mais ils ne vont pas à la mosquée, dit-il. Selon certaines études, 60 % des musulmans au Québec ne fréquentent pas la mosquée et seulement 15 % d'entre eux vont à la prière du vendredi. »

Hadjira Belkacem, porte-parole d'un nouveau groupe appelé l'Association de la sépulture musulmane au Québec, fait partie de cette mouvance civique. 

« Nous sommes contre les cimetières séparés. C'est une approche humaine, mais aussi une approche d'intégration. Pour s'isoler ? Nous privilégions des sections musulmanes dans les cimetières existants. [NDLR : ce qu'on appelle des "carrés musulmans".] »

Selon Mme Belkacem, les mosquées ne devraient pas gérer les cimetières, comme c'est le cas avec le projet de Saint-Apollinaire. « Nous sommes contre leurs façons de faire, les mosquées ne représentent pas la communauté musulmane », conclut-elle.

Un terrain à 215 000$

Pour concrétiser le projet, le conseil municipal doit accorder un permis de cimetière (pour enterrer des corps, et non pas seulement des cendres, comme précise son permis actuel) à l'entreprise Harmonia, qui veut vendre un grand terrain au CCIQ au coût de 215 000 $ et offrir l'entretien pendant 10 ans.

L'affaire est maintenant entre les mains d'une poignée de résidants, ceux qui habitent tout près, soit à peine 60 personnes, selon le maire Ouellet. À la fin, dit-il, la tenue d'un référendum pourrait être décidée par une quinzaine de personnes, qui devront signer le registre entre le 18 et le 26 avril.

PHOTO Mathieu Bélanger, collaboration spéciale

Julien Joannette, résidant de Saint-Apollinaire depuis plus de 50 ans, est contre le projet de cimetière musulman.

PHOTO Mathieu Bélanger, collaboration spéciale

Le maire de Saint Apolinaire Bernard Ouellet pose près du lieu du futur cimetière à Saint Appolinaire le mercredi 5 avril 2017.