Pendant que les très jeunes membres de gang de rue se tirent dessus et font la manchette, les organisations criminelles traditionnelles, motards et mafia notamment, se réorganisent dans l’ombre. À d’autres époques, celles-ci auraient pu calmer le jeu, mais pas cette fois, la pandémie ayant chamboulé leur mode opératoire d’antan. Regard sur cette nouvelle normalité.

Une collaboration accrue à cause de la pandémie

La pandémie de COVID-19 a, depuis un an et demi, contribué à accroître les échanges de services entre groupes criminels à Montréal, qui ont pu ainsi s’adapter et surmonter les obstacles créés par les mesures de restriction.

Ces échanges accrus et nouveaux partenariats ont aussi permis à des individus d’amplifier leur influence au sein du crime organisé montréalais, au détriment d’autres acteurs.

Le prix du kilogramme de cocaïne était d’environ 45 000 $ avant la pandémie et il a atteint un sommet de près de 80 000 $ au plus fort de la crise sanitaire, vraisemblablement en raison d’une rareté provoquée par la fermeture des frontières.

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Le trafic de stupéfiants est l’une des principales activités des groupes criminels.

Pour ce faire, il faut des investisseurs, des importateurs, des fournisseurs de produits précurseurs, des transporteurs, des « portes » pour faire entrer la drogue au Québec, des distributeurs, des fabricants ou des transformateurs, des réseaux de vendeurs, des courriers et des facilitateurs pour blanchir les profits.

Simultanément, les lucratifs paris sportifs, les maisons de jeu clandestines, les fraudes, les extorsions (pizzo) et l’infiltration de l’économie légale servent à financer des activités criminelles, dont les importations et le trafic de drogues, et stimulent le prêt usuraire, lui aussi très payant.

Plusieurs volets des opérations de trafic de stupéfiants ont été plus compliqués depuis le début de la pandémie, durant un certain temps du moins, et les groupes criminels ont dû s’entraider pour maintenir ou accroître leurs profits.

« Ils travaillent tous ensemble en ayant chacun leur spécialité. En temps de COVID-19, alors que les conteneurs restent bloqués et que des produits sont en rupture de stock dans les magasins, les criminels aussi ont plus de difficulté à s’approvisionner. Pour continuer d’avoir des occasions d’affaires, ils ont davantage besoin des services et des spécialités d’autres individus comparativement à avant, lorsque la vie était normale. Le crime organisé a dû s’adapter. Les spécialistes et les domaines d’affaires sont devenus plus importants », explique le patron des enquêtes à la Sûreté du Québec, l’inspecteur-chef Benoit Dubé.

« Il a fallu que les gens se réinventent et tissent encore plus de liens, ajoute le commandant de la Division du crime organisé du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Francis Renaud. Ils ont dû être créatifs dans leurs modèles d’affaires. »

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Francis Renaud, commandant de la Division du crime organisé du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)

La pandémie a fait qu’il y a eu des alliances qu’on n’aurait jamais vues avant, parce que des gens pouvaient garantir d’avoir le produit ou le service que l’autre cherchait.

Francis Renaud, commandant de la Division du crime organisé du SPVM

De son côté, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ne peut dire si les liens entre groupes criminels se sont intensifiés depuis la pandémie. Elle affirme toutefois que les relations « sont étroites » depuis deux ans entre les Hells Angels de la section de Montréal et la mafia en particulier, dont les membres les plus influents se rencontrent régulièrement, comme lors d’une fête tenue le 10 décembre au Café Bellerose à Laval.

« Des Hells Angels qui s’affichent de façon régulière dans des cafés italiens, ce n’est pas quelque chose que l’on voyait avant. Leurs relations ne se situent pas seulement au niveau des activités criminelles, ils s’affichent ensemble, indique Julie-Anne Moreau, analyste en renseignement criminel sur le crime organisé à la Division C (Québec) de la GRC. Ce qui est particulier, c’est que les Hells Angels de Montréal ont établi des liens avec différentes cellules du crime organisé traditionnel italien (COTI) qui ne se côtoient pas tant que ça. »

Les Hells Angels de Montréal deviennent ainsi un peu comme un dénominateur commun.

Julie-Anne Moreau, analyste en renseignement criminel sur le crime organisé à la Division C (Québec) de la GRC

Le prix du kilogramme de cocaïne serait à environ 36 000 $ actuellement – moins cher qu’avant la pandémie –, ce qui signifie que les importateurs n’auraient maintenant pas de difficulté à faire entrer cette drogue au Québec.

La coexistence est également perceptible dans les opérations de paris sportifs. Alors que le clan sicilien de la mafia en avait pratiquement l’exclusivité à une certaine époque, les profits sont maintenant partagés entre quelques factions du crime organisé montréalais. Ces profits peuvent devenir un facteur de négociation entre groupe criminels, soutient le sergent Kevin Ross, responsable du renseignement criminel sur le crime organisé à la Division C de la GRC.

Une nouvelle table de direction ?

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Martin Robert

Ces échanges de services auraient fait en sorte que depuis un an, des individus seraient devenus plus importants dans l’entourage des membres les plus influents du crime organisé, que la police identifie comme étant notamment les Hells Angels Martin Robert et Stéphane Plouffe, de la section de Montréal.

Robert serait non seulement le Hells Angel le plus influent au Québec, mais l’un des plus importants, sinon le plus influent au Canada, pense la police.

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Stéphane Plouffe

La SQ croit qu’une nouvelle alliance, un peu comme l’alliance mafia-motards-gang décapitée dans l’opération Magot-Mastiff en novembre 2015, ou qu’une nouvelle table de direction mafia-motards composée entre autres de Martin Robert et Stéphane Plouffe, ainsi que des mafieux Marco Pizzi, Davide Barberio et Erasmo Crivello, serait en train d’être recréée à Montréal.

Mais ce scénario est réfuté par une source du milieu criminel qui affirme que des individus différents du crime organisé règlent des conflits ou encadrent des opérations, selon le cas.

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Erasmo Crivello, Davide Barberio (en bas) et Marco Pizzi (lunettes)

« C’est plutôt une table de direction avec des chaises vides. C’est du cas par cas. Les visages des gens assis sur les chaises changent selon les besoins et situations. Avec la pandémie, il y a une plus grande coexistence entre les groupes. C’est comme s’il y avait davantage de covoiturage », a imagé notre source.

« Les groupes et individus qui ont le plus de territoires ou d’activités, ceux qui ont le plus d’influence, seront plus souvent présents à ces tables », renchérit l’analyste de la GRC Julie-Anne Moreau.

Des braises rougeoyantes

La police considère que les Hells Angels et la mafia sont les groupes criminels les plus forts à Montréal. Mais il y a également d’autres groupes puissants, comme le crime organisé libanais – très présent à Laval –, le crime organisé grec et d’autres organisations criminelles qui sont moins souvent inquiétées par la police.

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La police observe également certains liens entre les groupes criminels de Montréal et ceux de l’Ontario ; depuis peu, un Hells Angel ontarien, Rob Barletta, connu pour être impliqué dans les paris sportifs, porte les couleurs de la section de Montréal.

Les observations policières suggèrent également que le chef de gang Gregory Woolley serait revenu dans le giron des Hells Angels de la section de Montréal, alors que sa peine et ses conditions judiciaires sont terminées depuis la fin de novembre.

Les organisations criminelles font encore appel aux membres de gangs de rue pour effectuer des contrats de tous genres.

Pour le moment, le crime organisé montréalais a toujours une structure cellulaire et non pyramidale.

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Stefano Sollecito (à gauche) et Leonardo Rizzuto

La mafia n’a toujours pas de chef. Le clan des Siciliens, l’ancien clan Rizzuto, est toujours considéré comme le plus fort, mais son influence diminuerait constamment.

Le clan Sollecito-Rizzuto n’est pas faible mais il est vulnérable. Leur étoile n’est pas en train de briller, elle est en train de pâlir.

Le sergent Kevin Ross, responsable du renseignement criminel sur le crime organisé à la Division C de la GRC

La mafia est encore instable. Il y a eu une accalmie après les assassinats des mafieux putschistes Salvatore et Andrew Scoppa en 2019, mais des tensions ont commencé à réapparaître.

La tentative de meurtre dont a été victime le chef de clan Serafino Oliverio le mois dernier en est une démonstration.

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Serafino Oliverio

« Actuellement, ce sont des tensions qui sont beaucoup plus reliées aux activités criminelles qu’à une guerre de pouvoir », explique Julie-Anne Moreau, analyste à la GRC.

Pendant que les conditions judiciaires d’individus influents tombent, d’autres sortiront du pénitencier dans les prochains mois et les prochaines années, et voudront reprendre leur place.

Une lutte pour savoir quel clan de la mafia s’assoira ou discutera d’égal à égal avec les Hells Angels pourrait alors s’engager, appréhende la police.

Gangs de rue et armes à feu : « On vit quelque chose qu’on n’a probablement jamais vécu »

Le commandant de la Division du crime organisé du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Francis Renaud, l’affirme sans détour : « On vit quelque chose qu’on n’a probablement jamais vécu en termes de violence par armes à feu à Montréal. La police fait sa part, mais on serait incapables d’en venir à bout sans l’aide d’autres instances. C’est tout le système qui est actuellement sous pression. »

« Même s’ils n’ont jamais réellement disparu », selon le commandant Renaud, les gangs de rue ont fait parler d’eux cette année à Montréal. Ce qui est nouveau, dit-il, c’est que leurs membres sont plus jeunes que ceux des gangs des dernières décennies et qu’ils ont plus d’armes à feu.

Et ils les utilisent pour viser également des victimes très jeunes. Trois d’entre elles, des adolescents de 15 et 16 ans, ont été tuées, dont deux par balles ; des crimes à propos desquels les policiers sont loin d’être insensibles.

« Nos policiers se donnent et travaillent très fort. Je ne veux pas manquer de respect aux familles de ces trois adolescents tués, mais on se voit tous dans Meriem Boundaoui, Thomas Trudel ou Jannai Dopwell-Bailey », assure le commandant Renaud.

Selon lui, les réseaux sociaux ont contribué à accroître la violence, notamment en facilitant l’acquisition d’armes à feu et en exacerbant les conflits entre individus ou groupes.

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Armes à feu saisies récemment par le SPVM

« C’est la fameuse culture de la violence et la banalisation de cette violence, dit-il. La banalisation s’effectue au travers des vidéos que ces jeunes regardent ou de la musique qu’ils consomment ou composent. Tout ça pour avoir de la notoriété, devenir hood famous. Ces jeunes s’abreuvent de cela, c’est un mode de vie. La police, on s’attaque à une culture. Et comme on le dit souvent, on ne peut pas mettre cette culture en prison. »

Ils n’écoutent plus leurs aînés

Le fait que les membres des gangs émergents d’aujourd’hui soient plus jeunes, même souvent mineurs, et le fait qu’ils possèdent beaucoup plus d’armes à feu que leurs prédécesseurs constituent deux ingrédients d’un cocktail explosif.

D’autant plus que ces jeunes armés ne seraient plus très réceptifs envers les membres de gangs plus vieux, surnommés les vétérans, ou les anciens membres de gangs devenus des acteurs importants du crime organisé montréalais, comme Gregory Woolley.

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Gregory Woolley

« On ne voyait jamais des gens de moins de 20 ans jadis. Il y a 10 ou 12 ans, on utilisait des jeunes parfois pour effectuer certaines tâches, mais présentement, il n’est pas rare que nos jeunes aient moins de 18 ans, des mineurs avec des armes à feu », explique le commandant Renaud.

Plus ils sont jeunes, moins ils vont écouter les plus vieux. C’est ce que la rue nous dit présentement. Il n’y a personne qui est capable d’influencer positivement ou de calmer le jeu.

Francis Renaud, commandant de la Division du crime organisé du SPVM

Selon l’officier, il serait étonnant que les membres du crime organisé veuillent intervenir auprès des membres de gangs émergents qui multiplient les fusillades depuis deux ans, « pour ne pas ouvrir un panier de crabes ». « Les membres du crime organisé n’ont rien à gagner », dit-il.

Le commandant Renaud croit même que ces fusillades font l’affaire des criminels organisés, car les projecteurs de la police sont braqués ailleurs que sur eux.

« C’est sûr et certain que lorsqu’on regarde à droite, il y en a qui en profitent à gauche », affirme l’officier.

Conflits internes

Les membres des gangs de rue émergents sont surtout impliqués dans les fraudes, le trafic de stupéfiants et le proxénétisme, des activités qui leur servent à se payer des armes.

Malgré leur jeune âge, ils vendent d’étonnantes quantités de stupéfiants, qu’ils offrent même sur des territoires appartenant historiquement à des organisations criminelles établies.

Selon Francis Renaud, les gangs de rue contrôlent encore des territoires, mais ceux-ci ne sont plus aussi hermétiques qu’avant, dans le sens où, par exemple, un membre d’un gang peut habiter dans le secteur d’un autre groupe.

Alors qu’à une certaine époque, les conflits opposaient les Rouges et les Bleus, il y a aujourd’hui des querelles entre membres de groupes d’une même allégeance rouge ou bleue.

Des conflits qui ont débuté à Montréal peuvent se déplacer à Laval, et l’inverse est aussi vrai.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez-lui à son adresse courriel ou à l’adresse postale de La Presse.