Québec croit avoir débusqué « la plus importante fraude jamais commise » envers l’aide sociale, a appris La Presse. Au cœur de l’enquête : un réseau d’agences de placement soupçonné d’exploiter une partie de ses quelque 4500 travailleurs.

Des centaines de travailleurs auraient touché des chèques d’aide sociale, entre 2016 et 2019, pendant qu’ils travaillaient au noir – parfois sous le salaire minimum, selon Québec. Ils travaillaient notamment dans la découpe de viande ou dans la transformation du bois. Dix-huit employeurs au total ont été identifiés.

Les limiers du ministère du Travail et de la Solidarité sociale (MTESS) travaillent depuis 2018 sur ce réseau, en collaboration avec des corps policiers. Leur enquête, qui inclut des perquisitions et des saisies, a été baptisée « TARMAC ».

Les « travailleurs non déclarés par le réseau sont parfois de nouveaux arrivants qui connaissent peu ou pas le régime de protection offert par les lois du travail au Québec », affirme Yannick Chouinard, enquêteur du ministère du Travail et de la Solidarité sociale dans un document judiciaire daté de début novembre, obtenu par La Presse. Le réseau aurait utilisé « différents stratagèmes, notamment un stratagème de commande d’argent lié à de la facturation, qui visent à dissimuler des revenus d’emploi de travailleurs, notamment de travailleurs prestataires d’aide sociale ».

On ne connaît pas le montant de la fraude alléguée.

Dans le viseur de l’enquête : Hector Rodriguez, Hector Lopez-Ramos, Beatriz Guerrero Munoz et Francisco Davila Ruiz, un quatuor à la tête d’un présumé réseau d’agences incluant YULEmbauche, RYSCO et Entretien RO-MAX, ainsi que plusieurs sociétés à numéro.

Selon des témoignages recueillis par l’enquêteur, les agences de placement savaient qu’une partie de leurs travailleurs recevaient en même temps un chèque d’aide sociale et ont même utilisé « différents stratagèmes visant à dissimuler » leurs revenus d’emploi, d’où les accusations de fraude qui les menacent. Rien n’indique que les agences s’appropriaient les chèques d’aide sociale.

« Je ne savais pas exactement comment ça marche »

Paulo*, un demandeur d’asile haïtien, venait d’arriver au Québec en 2017 lorsqu’il a été recruté par une entreprise du réseau devant une station de métro de l’ouest de Montréal. L’agence l’a placé sous une fausse identité dans une usine de transformation du porc de Sherrington, en Montérégie, et le payait en argent comptant.

Paulo touchait alors de l’aide sociale, a-t-il expliqué en entrevue avec La Presse, à la mi-novembre.

« Je ne savais pas exactement comment ça marche, comment ça fonctionne », a-t-il dit. Le travailleur en veut à ses anciens employeurs, qui ne l’ont jamais éclairé sur les règles en vigueur au Québec. Paulo a dû rembourser Québec, en plus de payer une pénalité. « Ils ont mis une amende sur moi. Je pense que j’ai payé 5000 $. »

Il en veut d’autant plus à ces agences que le placement s’est terminé de façon dramatique. Il s’est grièvement blessé après deux ou trois semaines de travail : sa main a été mutilée par la lame d’une machine censée séparer la couenne de la viande, a expliqué Paulo avec l’aide de Frantz André, un militant montréalais qui aide des demandeurs d’asile. Le travailleur affirme avoir reçu une formation de « pas même cinq minutes » pour utiliser la machine. « C’était la première fois que je voyais une machine comme ça. »

Sa réclamation d’accidenté du travail a été compliquée par le fait qu’il travaillait sous une fausse identité, sans permis.

Je souffre toujours. J’ai toujours beaucoup de douleur, surtout en hiver. Maintenant je travaille comme agent de sécurité, parce que je ne suis plus capable de travailler dans d’autres domaines.

Paulo*, demandeur d’asile haïtien

L’histoire de Paulo a d’abord été relatée dans un reportage de la CBC en 2018. C’est la diffusion de cet article qui a entraîné le déclenchement de l’enquête du ministère du Travail, admet l’organisation dans des documents judiciaires.

Stéphane Handfield, du Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ), dénonce la complexité des règles qui encadrent l’aide sociale dans la province. Il n’est donc pas surpris qu’un nouvel arrivant au Québec puisse avoir été embrouillé.

Même pour des gens qui y travaillent, ça prend des années à comprendre le système. Les gens qui appellent au service à la clientèle pour poser des questions obtiennent souvent des réponses qui changent selon l’employé avec qui ils parlent.

Stéphane Handfield, du Front commun des personnes assistées sociales du Québec

« Une enquête de nature complexe »

Le Centre des enquêtes spécialisées du ministère du Travail et de la Solidarité sociale – la police de l’aide sociale – a orchestré une série de saisies et de perquisitions au printemps 2019 contre les agences de placement mises en cause par TARMAC. Quelque 100 000 $ en argent comptant ont été saisis, 83 000 pages de documents ont été emportées et des comptes bancaires gelés. Dans les mois précédents, des filatures avaient été menées.

Depuis 2019, plusieurs enquêteurs dissèquent la liste des 4500 travailleurs de l’agence – dont 1650 ont touché au moins une fois de l’aide sociale entre 2016 et 2019 – pour en recouper les détails avec les dossiers de l’État. Le contenu de 10 cellulaires saisis – des centaines de milliers de messages au total – doit aussi être analysé. Aucune accusation criminelle n’a encore été portée.

L’enquête s’allonge, au grand dam des quatre individus visés, qui dénoncent les répercussions sur leur vie. Ceux-ci ont demandé à deux reprises à la justice de refuser la prolongation des saisies effectuées par les enquêteurs il y a plus de deux ans.

Selon les prétentions du Ministère, « il s’agit de la plus importante fraude jamais commise envers le MTESS », a noté le juge Robert Marchi dans une décision confidentielle, mais obtenue par La Presse, d’avril dernier. Le magistrat a accepté de prolonger les saisies jusqu’à cet automne, étant donné la complexité du dossier. « Il s’agit d’un dossier volumineux et il s’agit d’une enquête de nature complexe. »

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Le palais de justice de Montréal

Tous les intervenants seront de retour au palais de justice de Montréal le 1er décembre pour débattre une nouvelle fois de la prolongation des saisies.

MRichard Tawil et MMartin Suback, qui représentent MM. Rodriguez et Lopez-Ramos, en plus de Mme Guerrero Munoz, n’ont pas voulu commenter le dossier. MBolivar-Rubin, qui représente M. Davila Ruiz, n’a pas rappelé La Presse.

« L’enquête est toujours en cours », a expliqué le MTESS par courriel. « Aucun commentaire ne sera fait. Le Ministère ne commente pas non plus les techniques d’enquête utilisées. »