En interprétant à leur façon une entente financière familiale et en contestant devant les tribunaux toute autre interprétation pendant dix ans, Pierre Karl Péladeau et sa société Les Placements Péladeau ont commis un « abus de droit » à l’égard de sa sœur Anne-Marie Péladeau, tranche la Cour d’appel du Québec.

Dans une décision rendue lundi, la Cour d’appel ordonne aux Placements Péladeau, une société détenue à 100 % par Pierre Karl Péladeau, de payer immédiatement 9,2 millions de dollars à Anne-Marie Péladeau. C’est la dernière tranche de la somme due à Mme Péladeau sur son héritage.

Cette décision signifie probablement la fin d’un litige qui dure depuis 10 ans au sujet d’une partie de l’héritage de Pierre Péladeau, l’un des entrepreneurs les plus importants de l’histoire du Québec et le fondateur de Québecor.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Anne-Marie Péladeau

Je suis évidemment très heureuse du résultat, mais en même temps choquée d’avoir dû me battre toutes ces années pour faire respecter mes droits et ma dignité.

Anne-Marie Péladeau dans une déclaration écrite transmise par l’entremise de ses avocats

En théorie, le litige n’est pas encore terminé, car la société Les Placements Péladeau pourrait demander une autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada (la société n’a pas indiqué son intention lundi). Même si c’était le cas, la Cour suprême n’accepte en pratique qu’une infime partie de ces demandes (7 % en 2020).

Les Placements Péladeau, une société détenue par Pierre Karl Péladeau, sont l’actionnaire de contrôle de Québecor, conglomérat de télécoms et de médias qui vaut environ 7,3 milliards à la Bourse de Toronto. Les Placements Péladeau n’ont pas répondu lundi aux questions de La Presse.

Pierre Karl Péladeau est président et chef de la direction de Québecor.

Longue bataille

À sa mort en 1997, Pierre Péladeau lègue à ses enfants son bloc d’actions de contrôle de Québecor. Chacun des sept enfants reçoit donc une partie des actions des Placements Péladeau, la société qui contrôle Québecor.

En vertu d’une entente conclue en 2000, Anne-Marie Péladeau vend ses actions reçues en héritage aux Placements Péladeau pour 55 millions. Mme Péladeau devait recevoir cette somme au fil des ans au rythme des dividendes versés par Québecor. Ces dividendes doivent être minimalement de 4,2 millions par an pour qu’elle reçoive un montant cette année-là. On estime qu’il faudra 13 ans pour qu’elle reçoive ses 55 millions. L’entente de 2000 est ratifiée par la Cour supérieure, car Mme Péladeau, aux prises avec des problèmes de toxicomanie, est sous tutelle pour ses biens depuis 1993 (cette tutelle est toujours en vigueur bien qu’elle fasse l’objet d’une demande de révision).

Ça ne se passe pas comme prévu : la baisse du niveau de dividendes de Québecor fait en sorte que Mme Péladeau ne reçoit rien entre 2002 et 2015. Estimant la situation injuste, elle saisit les tribunaux du dossier en 2011 pour renégocier les termes de l’entente.

Conclusion inattendue

Dix ans plus tard, le litige est pratiquement terminé. Dans sa décision rendue lundi, la Cour d’appel confirme que Les Placements Péladeau doivent payer immédiatement tout ce qui est dû à Anne-Marie Péladeau. En pratique, il ne reste qu’une dernière tranche à payer : 9,2 millions, soit les intérêts et l’indemnité additionnelle.

La Cour d’appel a aussi réservé une surprise aux deux parties dans sa décision : elle conclut que le comportement des Placements Péladeau dans ce dossier depuis dix ans constitue « un abus de droit » à l’égard d’Anne-Marie Péladeau.

Sans conclure à la mauvaise foi de [Placements Péladeau], la Cour estime que cette façon d’interpréter et d’appliquer [l’entente de 2000] jumelée au fait que [Placements Péladeau] a contesté chacune des démarches initiées par Anne-Marie pour obtenir ce qui lui est dû constitue néanmoins un abus de droit dans les circonstances.

Les trois juges de la Cour d’appel

Durant l’audience, les avocats d’Anne-Marie Péladeau n’avaient pas plaidé la théorie de l’abus de droit, basée sur des articles du Code civil du Québec.

Sur le plan monétaire, ce débat sur l’abus de droit ne change rien. La Cour supérieure a ordonné aux Placements Péladeau de payer ce qui était dû en vertu d’autres articles du Code civil. Cette décision vient aussi d’être confirmée en appel.

Deuxième décision de la Cour d’appel

Il s’agit de la deuxième fois que la Cour d’appel se prononce dans ce litige entre Anne-Marie Péladeau et Les Placements Péladeau. La première fois, en 2015, la Cour d’appel a donné raison à Anne-Marie Péladeau et ordonné aux deux parties de « renégocier de bonne foi les termes d’une nouvelle entente ». Les Placements Péladeau devaient alors 42,6 millions à Mme Péladeau.

Comme les deux parties ne parvenaient pas à s’entendre, Anne-Marie Péladeau a demandé en 2016 aux tribunaux de mettre fin à l’impasse et d’imposer une entente. En 2020, la Cour supérieure a ordonné aux Placements Péladeau de payer immédiatement les 36 millions restants nonobstant appel (cette somme a été payée depuis en totalité par Les Placements Péladeau).

Les Placements Péladeau se sont alors adressés une deuxième fois à la Cour d’appel. Notamment parce qu’on ne s’entendait pas sur le montant des intérêts et de l’indemnité additionnelle. La Cour supérieure a conclu qu’ils devaient commencer à courir à partir d’août 2013, même si le dernier recours de Mme Péladeau avait été déposé en 2016. Ça donnerait donc 9,2 millions (cette somme au 30 avril 2020 devra être indexée). Les Placements Péladeau étaient en désaccord. La Cour d’appel vient de donner raison une deuxième fois à Mme Péladeau sur cet aspect du litige.

Il s’agit du deuxième litige familial où Les Placements Péladeau viennent de subir un revers à la Cour d’appel en 2021. En juin dernier, Les Placements Péladeau et Pierre Karl Péladeau ont perdu un litige similaire contre son demi-frère Simon-Pierre Péladeau, qui avait aussi une entente de rachat d’actions au rythme du versement de dividendes. Le tribunal a forcé le rachat des dernières actions de Simon-Pierre pour 4,28 millions d’ici juin 2022.