Jeune avocat, Samuel Beaugé-Malenfant ne rangeait pas seulement ses cartes de visite et son ordinateur dans son sac gris.

Quand la police lui a passé les menottes en pleine nuit, sur l’autoroute des Cantons-de-l’Est, il transportait des cartes mémoires et deux caméras-espionnes.

Selon la Couronne, divers appareils lui auraient permis de filmer des dizaines de garçons dénudés ou dans les toilettes.

Avant d’être arrêté, l’homme de 28 ans était entraîneur de hockey dans des écoles secondaires de l’ouest de Montréal, où il réside, à Roxboro.

La poursuite l’accuse d’avoir commis des attouchements, produit de la pornographie juvénile et fait du voyeurisme.

On ne saura jamais ce qu’il en est. Le 2 novembre dernier, la Cour du Québec a exclu toutes les preuves extraites des appareils de Samuel Beaugé-Malenfant – qui n’est plus membre du Barreau – ainsi que ses déclarations aux policiers.

Agir autrement « déconsidérerait l’administration de la justice », justifie le juge Érick Vanchestein dans une décision de 36 pages. « L’intérêt de la société ne milite pas pour que l’affaire soit jugée au fond », car le tribunal doit aussi « analyser l’inconduite policière face aux droits individuels ».

Les agents avaient des motifs raisonnables d’arrêter Samuel Beaugé-Malenfant. Et la fouille de sa voiture, accessoire à son arrestation, était légale, précise le magistrat.

Mais pour la Cour, les patrouilleurs de la Sûreté du Québec ont failli en ne laissant pas l’accusé consulter un avocat sans délai – un droit garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.

« Ils sont à 10 minutes du poste [et] ils ont priorisé le remorquage du véhicule [de Samuel Beaugé-Malenfant] plutôt que les droits constitutionnels », dénonce le juge.

D’attendre une dépanneuse pendant 42 minutes est injustifiable dans une situation où l’accusé a été intercepté à la pointe d’armes à feu, menotté dans le dos, pieds nus, et arrêté pour des crimes sérieux.

Extrait de la décision du juge Érick Vanchestein

« L’accusé venait de vivre une arrestation à haut risque et certainement hautement traumatisante […] Il ne faut pas négliger la valeur psychologique d’un tel appel [à un avocat] », dit le juge.

L’avocat est « une bouée de sauvetage » qui donne aux personnes détenues « le sentiment qu’elles ne sont pas entièrement à la merci de la police ».

Cauchemar familial

Les preuves exclues concernaient une trentaine de jeunes, qui auraient été filmés à leur insu dans l’ouest de Montréal, dans la couronne nord, en Montérégie, dans les Hautes-Laurentides et dans un chalet de Charlevoix.

Des preuves additionnelles – qui concerneraient d’autres évènements et enfants – ont été trouvées à Orford, au chalet de l’accusé, plutôt que dans sa voiture. Elles demeurent admissibles, et ont valu à Samuel Beaugé-Malenfant d’être inculpé de voyeurisme et de production de pornographie juvénile – un crime qui entraîne une peine minimale d’un an de prison.

Pour bien comprendre, il faut remonter dans le temps.

Tout déboule quand deux parents bouleversés alertent la police de Magog, le 4 août 2018. Ils viennent de découvrir une caméra cachée au chalet de Samuel Beaugé-Malenfant, qui les avait invités chez lui avec leurs trois fils de 11, 13 et 17 ans.

Un radio-réveil apparaît bizarrement installé dans la salle de bains. Il se trouve « légèrement surélevé par des morceaux de papier de toilette » et sa position « permettait sérieusement de croire » qu’il pouvait capter des images des organes génitaux des personnes utilisant la toilette, écrit le juge.

Chaque fois que la mère déplace l’appareil, « l’accusé retourne à la salle de bains et [le] remet à sa position initiale ».

Avant de confronter Samuel Beaugé-Malenfant, ses invités ont découvert que des radios-réveils-espions identiques, aussi dotés d’une lentille, étaient vendus sur Amazon.

CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE AMAZON.CA

Le radio-réveil trouvé par les invités de Samuel Beaugé-Malenfant ressemblait à celui-ci, doté de la vision nocturne, d’un détecteur de mouvements et d’un écran de visionnement.

Samuel Beaugé-Malenfant s’empare d’un couteau, menace de se suicider et s’enfuit pieds nus dans la brume, à bord de sa Hyundai noire.

Sitôt arrivés, les policiers de Magog alertent la Sûreté du Québec, qui intercepte l’accusé 90 km plus loin.

Dans l’intervalle, ils saisissent le réveil-espion et sa carte mémoire, qui contient 34 fichiers vidéo, enregistrés à des jours différents.

Au poste de Magog, une enquêtrice regarde des images au hasard. Elle souhaitait s’assurer qu’il y avait des motifs de détention, a-t-elle témoigné.

En n’obtenant pas l’autorisation d’un juge avant d’extraire la carte, la policière a agi avec « mépris d’une règle qu’elle connaît bien » et a commis une fouille abusive, estime plutôt le tribunal.

Cette faute ne lui semble toutefois pas assez grave pour exclure la preuve recueillie. Un réveil « ne peut [pas] contenir beaucoup d’informations privées », contrairement à un téléphone ou à un ordinateur, souligne le juge Vanchestein.

En plus, l’appareil n’est pas directement en possession de l’accusé. Il se trouve « dans la salle de bains, accessible à tous, face à la toilette et dans une position permettant de capter les parties génitales, en l’occurrence, des enfants ».

Réactions

Les avocats de la défense Olivier Morin et Maxime Chevalier affirment que la Cour a rendu une « décision courageuse ».

« Ce n’est pas évident de trancher quand les plus grandes valeurs de la société sont en jeu : la sécurité et la liberté des gens. Ce n’est pas une technicalité », a précisé MMorin au téléphone.

Son client risque toujours la prison. Mais avant le rejet des 8/9 de la preuve, « on s’en allait sur du six, sept, huit ans de pénitencier », estime l’avocat.

Le ministère public évalue les possibilités d’appel, nous a écrit l’avocate au dossier, Amélie Rivard. Autrement, certains chefs d’accusation pourraient être abandonnés, puisque plusieurs des éléments de preuve exclus par la Cour étaient « fondamentaux à l’obtention d’une condamnation », a-t-elle précisé.

Joint au téléphone, le père qui a découvert le radio-réveil-espion à Orford (et qu’une ordonnance nous interdit d’identifier) s’est dit inquiet. « La production de pornographie juvénile est un crime grave. C’est important que Samuel Beaugé-Malenfant ne se retrouve pas sans antécédents. »