Elle s'appelle Ama Amawathy, elle a la peau foncée des Tamouls, elle arbore le point rouge des femmes mariées sur le front et elle exerce le métier de cueilleuse de thé depuis 25 ans. Je l'ai abordée alors qu'elle égrenait une des rangées de théiers qui festonnent la route. Ici, à 1800 m d'altitude, l'air est presque frais et, aussi loin que porte la vue, les pentes des montagnes sont recouvertes par les somptueuses chapes vert jade des plantations.

Avant de répondre à mes questions, Ama Amawathy me réclame un stylo. Le stylo est une devise fort appréciée au Sri Lanka où l'école est gratuite, mais où les fournitures scolaires sont à la charge des parents. Ama Amawathy a trois enfants et son mari travaille dans un «bungalow» comme jardinier et homme à tout faire. Les «bungalows» sont ces belles maisons de style Tudor occupées par les directeurs des exploitations et leurs adjoints. Nous sommes sur les terres de la plantation Labookellie, où on récolte le high-grow, thé d'altitude, la qualité la plus prisée parce qu'elle dégage le parfum le plus subtil.

 

Qualité ou pas, le labeur d'Ama Amawathy n'est pas mieux rémunéré que celui de ses consoeurs actives plus bas dans la montagne, là où on récolte des feuilles et des bourgeons moins prisés. Elle gagne 450 roupies par jour - l'équivalent de 5$ -, mais elle ne travaille qu'une quinzaine de jours par mois, parce que les plantations pratiquent un système de rotation avec leur main-d'oeuvre afin d'assurer un accès au travail à tous les membres de la communauté.

«Nous devons cueillir 14 kg de feuilles par jour et si on dépasse ce quota, nous avons droit à des primes», m'explique-t-elle. Pendant qu'elle parle, j'entrevois ses dents maculées de rouge. Comme toutes les cueilleuses, elle chique du bétel, feuille de poivrier enroulée autour d'une noix d'arec qui donne une coloration pourpre à la salive. Les travailleuses des plantations en consomment des quantités, parce qu'il a des vertus tonifiantes qui les aident à surmonter la fatigue, mais aussi parce qu'une giclée de salive mêlée de jus de bétel suffit pour tuer les sangsues qui s'accrochent à leurs chevilles. Soigneusement irrigués, les terrains où poussent les théiers constituent un milieu propice pour ces parasites à ventouses.

Comme toutes les cueilleuses, mon interlocutrice appartient à la catégorie la plus pauvre et la plus méprisée des habitants du Sri Lanka: les «Tamouls des plantations». Originaire du sud de l'Inde, ils ont été littéralement importés au milieu du XIXe siècle par les Anglais qui cherchaient une main-d'oeuvre malléable pour travailler dans les plantations du centre de l'île. La plupart d'entre eux fuyaient leur condition d'intouchables. Même si le système de castes est beaucoup moins rigide au Sri Lanka que dans le sous-continent indien, les autres Tamouls installés, depuis plus de 2000 ans dans l'île où ils constituent près de 20% de la population, considèrent ceux qui travaillent dans les plantations avec dédain.

En Occident, Ceylan (le nom donné à l'île par les Européens) fut longtemps connue comme l'île exotique d'où on importait la cannelle. Lorsque les Britanniques y supplantèrent les Hollandais, qui l'ont occupée pendant 150 ans, ils commencèrent par y cultiver le café, avant de s'apercevoir que le thé, moins vulnérable aux maladies et s'acclimatant bien à des altitudes plus élevées, serait d'un rapport plus intéressant. Ils importèrent des plants de Chine et du nord de l'Inde et, encore aujourd'hui, le thé de Ceylan a la réputation d'être un des meilleurs du monde.

Moins d'une demi-heure après avoir quitté les terres de Labookellie, je suis arrivé à Nuwara Eliya, petite ville lovée au pied du Piduru Talagala, le plus haut pic de l'île, qui effleure les nuages à 2524 m d'altitude. Sous l'occupation britannique, elle est devenue une station de montagne où les fonctionnaires et les colons venaient se détendre pour échapper à la touffeur qui règne à Colombo et sur les côtes. Comme dans tous les pays qu'ils ont occupés, ils y ont recréé des petits coins d'Angleterre. C'est ainsi que la ville, dont le coeur reste un joyeux bordel à l'asiatique, est cernée par de somptueuses maisons à deux étages à colombages de style Tudor et de grands hôtels frangés de pelouses soigneusement peignées. On y trouve un hippodrome, le terrain de golf le plus ancien d'Asie, quelques églises d'inspiration gothique et un très beau jardin botanique. En prenant le thé dans l'ambiance feutrée des salons lambrissés du Grand Hôtel, où j'ai dormi cette nuit-là, j'ai senti la présence évanescente des fantômes de douairières aux manières affectées et de gentlemen atrabilaires.

Les frais de ce reportage ont été payés par l'agence Traditours de Laval.